par Emile Jalley
Postface pour l’auteur d’un livre
Le thème du négatif dans la pensée freudienne et la tradition des philosophies du néant
Dans l’un de mes ouvrages précédents, je m’étais intéressé au problème des antécédents philosophiques de la psychanalyse et de la philosophie (La guerre de la psychanalyse, Hier, aujourd’hui, demain, 2008 a, chapitres 5 à 8). En ce qui concerne la psychanalyse, j’y envisageais un certain nombre de notions reconnues comme de prime importance, et dont certaines d’ailleurs recouvrent le champ commun de ces deux grandes disciplines : donc principalement cognition (c), affectivité (a), opposition (o) ; puis, pour devoir entrer un peu plus dans le détail : autoconservation (ac), adaptation (ad), ambivalence (am), annulation (an), action (at), circularité, compensation, interaction, équilibre (ci), psychologie clinique (cl), condensation (cn), continuité (co), conscience, conscience de soi, âme, esprit, sujet (cs), dialectique (d), défense (de), discontinuité (di), déplacement (dp), éducation (ed), épistémologie (ep), éthique (et), évolution (ev), histoire (h), histoire des idées (hi), histoire des sciences (hs), introspection, intériorité (i), inconscient (ics), idéologie (id), idéal du moi, image du moi (idm), identification (idn), imagination, imaginaire (im), intégration (itg), langage (l), libido (li), médecine (med), méthodologie (met), négation (n), narcissisme (nar), psychanalyse (pa), parallélisme (par), psychologie biologique (pb), psychologie comparée (pc), personnalité (per), psychologie des facultés (pf), psychologie génétique (pg), polarité (pl), pulsion de mort (pm), politique (po), progrès (pr), projection (pro), psychologie sociale (ps), psychopathologie (pt), rêve (r), refoulement (re), régression (rg), représentation (rp), sexualité (sex), science de l’homme (sh), sciences morales (sm), sciences de la nature (sn), sciences sociales (ss), sublimation (sub), ternarisme (ter), théologie négative (tn).
À l’époque, on n’envisageait pas, vu l’abondance extrême des matériaux, d’effectuer des rapprochements plus précis, voire des croisements plus fins, à l’intérieur de ce catalogue de concepts.
La demande amicale qui nous est faite par l’auteur de ce livre nous place devant un défi plus délimité, et d’ailleurs d’autant plus intéressant à tenir qu’il se justifie quant au fond. Il s’agirait d’établir la relation, s’il y en a une, entre certaines notions cardinales de la pensée freudiennes, notamment celle entre « vie et mort », qui marque fortement le titre du présent ouvrage, et la tradition ancienne, héllénique-hébraïque-chrétienne-puis-luthérienne, d’une philosophie du non, du néant, du rien, plus précisément d’une « théologie négative ».
Les données que nous allons présenter à l’appui de cette thèse n’ont rien de vraiment original : on les trouve dans les principales grandes histoires de la philosophie de qualité classique reconnue, celles d’Albert Rivaud, d’Émile Bréhier, celle aussi de La Pléiade sous la direction de Brice Parain et d’Yvon Belaval. Ce qui est moins répandu jusqu’ici, c’est l’idée que de telles données puissent encore éclairer l’histoire de la pensée freudienne, que l’on pourrait croire avoir été complètement balisée jusqu’à ce jour.
Nous avons pour principe de nous répéter le moins possible à travers ce que nous écrivons. Pour éviter aussi d’être trop long dans cette Postface, nous nous permettrons un certain nombre de renvois à des passages précis de nos ouvrages précédents, auxquels les lecteurs souhaitant approfondir certaines questions pourraient se référer.
Nous n’invoquerons pas, à ce propos le concept d’ « influence », dont la mise en œuvre opérationnelle devient la plupart du temps de plus en plus difficile, à mesure qu’un champ a été davantage travaillé par de multiples manouvriers. J’ai traité de ce problème ailleurs dans un assez long chapitre sur « Le problème de l’influence dans l’histoire des idées » (1998), et je ne souhaite pas y revenir longuement ici. On ne sait pas toujours, en dehors de références précises, comment se transmettent les idées à travers une tradition culturelle : on ne parvient pas toujours à savoir ce qu’a lu un auteur, qui il a pu écouter, avec qui il a pu parler. Il est incontestable que le fait se produit, et que les thèmes culturels voyagent parfois de très loin à travers l’espace et le temps, à la manière des affects, des opinions, des mœurs, par des mécanismes d’identification et d’empreinte que l’on connaît encore bien mal.
D’ailleurs, la philosophie du néant, à laquelle on a fait allusion, a existé ailleurs que dans le bassin méditerranéen, localisée, comme on le verra mieux, dans les contextes principaux des philosophies grecque, juive, puis chrétienne, et enfin surtout de la Réforme germanique. On la trouve également en Orient, dans le cadre des bouddhismes hindou et chinois, où la grande affaire de l’éthique devient l’effort pour dépasser la douleur de l’existence vers l’anéantissement dans le cosmos, l’arrêt définitif d’une série d’instants douloureux dans l’inexistence. À cet égard, on savait déjà qu’Arthur Schopenhauer avait joué le rôle d’un relais entre ces idéologies orientales et les milieux de la culture germanique.
La question du négatif en général – le vaste thème de la pensée négative – représente l’un des principaux et incontournables organisateurs de la pensée freudienne. Ce champ thématique, en effet, se trouve concerner l’ensemble des formes de la négation comme de l’affirmation de niveaux secondaire aussi bien que primaire. Négation (Verneinung) – et affirmation dans le jugement -, attitudes mentales proches, d’intensité et de degrés de conscience variables, et mécanismes de défense de registre névrotique (refus, Versagung, Verweigerung ; réprobation, Verpönung ; renoncement, Verzicht ; répression, Unterdrückung ; refoulement, Verdrängung ; annulation, Ungeschehenmachen, voire même isolation, Isolierung) ou plus archaïque (déni, Verleugnung, récusation, Ablehnung, refus, Verweigerung, rejet ; forclusion, Verwerfung), formes primaires enfin de la négation (refoulement originaire, Urverdrängung ; expulsion, Ausstossung) et de l’affirmation (Bejahung).
L’architecture selon laquelle se composent dans la structuration de l’appareil psychique, telle que l’envisage Freud, les diverses strates de types affirmatifs et négatifs est particulièrement originale, et sans précédent dans l’histoire de la pensée. J’ai envisagé cette question dans une étude comparée du modèle piagétien de la dialectique – rapporté par Piaget lui-même à celui de Hegel – avec celui de la « dialectique » particulière au système freudien, à peu près selon le schéma suivant décrit alors en ces termes (2006 b, p. 308) : selon Freud, « l’indifférence à la négation propre au processus primaire est en définitive et à terme contrôlée par l’émergence du couple conjoint formé par le refoulement (Verdrängung) puis la négation propre au jugement (Verneinung). Mais alors que Piaget distingue deux temps principaux : excès des affirmations primitives, puis compensations secondaires par plusieurs niveaux de négation, Freud nous décrit plutôt le trajet suivant : a/ émergence du processus primaire sur la base du refoulement originaire (affirmation primaire sur base d’une négation « inaugurale »), b/ émergence du processus secondaire via l’installation du refoulement secondaire puis du « symbole de la négation » dans le jugement négatif, laquelle est déjà une levée partielle (Aufhebung) de celui-ci et aussi bien le point d’ancrage du mécanisme de la « sublimation », c/ jugement affirmatif, soit « négation de la négation », sans que le refoulement soit « encore par là levé ».
Il n’échappera pas non plus que le champ de la pensée négative concerne, dans la démarche freudienne, toutes les formes repérables d’organisation binaire par paires contrastées, par couples d’oppositions, parmi lesquelles évidemment l’opposition entre conscient-préconscient/inconscient, mais bien d’autres aussi : pulsions sexuelles/pulsions du moi, libido narcissique/libido objectale, pulsions de vie et pulsion de mort (Éros-Thanatos), conflit inter/intrapsychique.
La pulsion de mort représente l’une des notions cardinales de la pensée freudienne qui n’est pas admise volontiers, bien loin de là, par tous les psychanalystes d’un certain renom, à l’intérieur de la riche École française. Ainsi par exemple, à l’instar des représentants américains de l’Egopsychology, Janine Chasseguet-Smirgel, Bela Grunberger, Michel de M’Uzan, Évelyne Kestemberg, Guy Rosolato déclarent préférer s’en passer, cependant que l’admettent Jacques Lacan, Didier Anzieu, Jean Laplanche, Pierre Marty, André Green, Francis Pasche, Jean-Bertrand Pontalis, Michel Fain, et que d’autres ne se prononcent pas clairement à ce sujet (Denise Braunschweig, Serge Viderman).
Depuis une vingtaine d’années en France est apparu en France un courant de la pensée psychanalytique se réclamant de façon explicite des catégories cardinales de « négatif », « travail du négatif » (André Green, René Kaës, Guy Rosolato), et du thème proche, inspiré par Winnicott, de la pensée paradoxale (René Roussillon).
Le cadre des références philosophiques, psychologiques, et scientifiques aussi de Freud est bien connu, bien que l’on ait toujours ressenti ce que son énonciation ordinaire comporte de limité, voire même d’insuffisant : Empédocle, Platon, Kant, Herbart – d’influence probablement importante mais jamais avouée, Schopenhauer, Nietszche pour la philosophie ; Griesinger, Meynert, Janet, Charcot, Lipps, Wundt, Frazer, Robertson Smith, Atkinson pour ce qui est de la psychologie et de ses disciplines connexes – dont la psychiatrie et la « psychologie des peuples » (Volkspsychologie) ; Darwin, Brücke, Helmholtz principalement pour les sciences de la nature. Gustav Theodor Fechner est un auteur dont l’influence complexe et surdéterminée sur la pensée freudienne intervient dans ces trois champs.
Ce catalogue assez bref ne saurait faire oublier que le champ des lectures de Freud lorsqu’il compose la Traumdeutung, comme d’ailleurs jusqu’à la seconde édition de celle-ci (1913), sans oublier celles relevant de la psychologie de l’enfant dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905 et autres éditions), est immense : pas loin de 400 auteurs (Jalley, 2007 a, pp. 69-70).
Bien que Freud se moque plutôt de Hegel – et sensiblement moins de Marx – quand il lui arrive d’en parler, Lacan a parfaitement senti et à juste titre que les catégories hégéliennes représentent une clef très efficace pour pénétrer dans l’édifice de la pensée freudienne. Le chemin s’indiquait déjà de lui-même à partir de Herbart (1776-1841), disciple de Fichte (1762-1814) – lui-même un des grands prédécesseurs de Hegel, puis successeur de Kant dans sa chaire de Koenigsberg. Freud avoue aussi la lecture du livre sur La symbolique du rêve de Schubert (1844), disciple notoire de Schelling. Goethe (1749-1832), qui a très bien connu et fréquenté personnellement Fichte, Schelling (1775-1854), et Hegel (1770-1831), est par ailleurs l’auteur de loin le plus cité par Freud.
Une fois ouverte la porte vers Hegel – le grand inventeur de la Negativität moderne, qu’il transmet avec sa soeur cadette, l’ « aliénation » (Entfremdung), directement à Marx -, il fallait pousser le voyage du côté du Séminaire protestant de Tübingen, le fameux Stift, dont les élèves (Hegel, Schelling, Hölderlin (1770-1843)) recueillaient les sources de la pensée héllénique en même temps que les traces de la pensée mystique allemande médiévale (Eckhart, Boehme), laquelle s’abouche directement sur la kabbale juive rhénane (13ème – 16ème siècles), dont le fil remonte de façon à peu près continue, à travers l’Espagne(11ème -16ème siècles), et en deçà déjà Byzance et Bagdad (5ème-10ème siècles), jusqu’à la pensée alexandrine (3ème siècle av. J.-C. – 3ème siècle ap. J.-C.), où se sont mêlées une première fois, décisive pour le destin de la pensée religieuse et philosophique occidentale, la pensée hébraïque avec la pensée hellénique (le mystique Platon et son fils spirituel Plotin, le savant Aristote aussi, et bien entendu Philon le Juif).
Pris dès le départ, ce cheminement est donc celui d’une profonde philosophie mystique du néant, du rien : de source hellénique et hébraïque à la fois, ce chemin devant atteindre surtout, après l’Espagne (avec un écho tardif sur Jean de la Croix (1542-1591), et Thérèse d’Avila (1515-1582)), les pays de langue allemande et de culture protestante. La ligne originale de la pensée française, de couleur plus rationaliste et de tradition catholique (Descartes, Pascal, Malebranche) représente l’autre versant complémentaire – qui a dialogué de façon incontestable avec les Allemands (grands lecteurs du XVIIIe siècle français) – d’une philosophie européenne, dont l’esprit diffère fondamentalement de celui du paradigme actuellement dominant de la philosophie anglo-américaine.
Cette mention d’une philosophie du néant fait aussitôt surgir le thème justement de la théologie négative. Cette expression fait l’objet d’un article de l’Encyclopédie Wikipedia, qui la définit de façon sommaire comme « une approche de la théologie qui consiste à insister plus sur ce que Dieu n’est pas que sur ce que Dieu est. Cette théologie peut sembler curieuse et même incongrue, nous y dit-on, puisque Dieu dit lui-même « Je suis celui qui suis » ».
La liste des auteurs qui se réclament explicitement, ou qui peuvent se rattacher de façon latérale à l’époque moderne, à un tel paradigme, lequel existe de manière continue depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours est à peu près la suivante : Platon (-427 – -347), Numénius d’Apamée (2ème s. ap. J.-C.), Plotin (203-270), Proclus (410-484), les gnostiques (Marcion entre autres, 85-160), Grégoire de Nysse (335-394), Denys de l’Aréopage (vers 513), Jean Scot Erigène (810-876), Robert Pulleyn d’Oxford (1080-1150), Moïse Maïmonide (1135-1204), Albert le Grand (1206-1280), Maître Eckhart (1267-1327), la Cabbale rhénane juive du 13ème au 16ème siècles, Nicolas de Cues (1401-1464), Pic de la Mirandole (1463-1494), Johann Reuchlin (1455-1522, 1517) Charles de Bouillé (1470-1553), Robert Fludd (1575-1637), Paracelse (1493-1541), Valentin Weigel (1533-1588), Jacob Boehme (1575-1624), Giordano Bruno (1548 – 1600), Tommaso Campanella (1568-1639), Baruch Spinoza (1632-1677), Gottfried Wilhelm Leibniz (1746-1716), Georg Friedrich Hegel, etc. selon la ligne de pensée « grosso modo » que « Dieu est un pur néant » (ein luter nicht, ose dire le domicain Eckhart).
Il est étrange et très intéressant à la fois de voir Freud venir spontanément s’insérer dans cette tradition antique de la pensée du négatif lorsqu’il déclare dans la Métapsychologie que nous ne pouvons connaître l’inconscient qu’en termes négatifs, sauf qu’en l’occurrence c’est l’inconscient, le Ça, qui vient comme prendre la place du « deus ignotus », dont l’apôtre Paul prétendait avoir rencontré l’autel du culte à Athènes, plus tard seulement le « Deus absconditus » de la Kabbale et de la pensée chrétienne médiévale, dont on va reparler.
La simple identification géographique des principaux des auteurs cités ci-dessus fait comprendre presque à elle seule l’enjeu de l’ensemble de ce mouvement idéologique que forme leur série : Platon, Plotin, Proclus, Marcion, Grégoire, Denys sont grecs, Scot latin, Maïmonide juif, les autres jusqu’au XVIIe siècle sont des théologiens ou philosophes chrétiens, parmi lesquels sont allemands Albert, Eckhart, Cues, Reuchlin, Paracelse (médecin), Weigel, Boehme, Leibniz, Hegel, ces quatre derniers d’esprit luthérien. On notera aussi trois italiens (Pic, Bruno, Campanella), un français (Bouillé), et un anglais (Fludd).
Platon, avant que ne le fassent un peu plus Aristote puis les Stoïciens, ne parle pas de Dieu, mais d’un principe d’une « transcendance démonique » – comme divine, (Platon, daimonia hyperbolê), plus aveuglant que la lumière du soleil envisagé de face et qui se laisse donc « à peine voir » (moguis orasthai). Ce caractère hyperbolique du premier principe, qui en fait échapper l’être à la saisie rationnelle, a clairement à voir avec le fait que le monde sensible soit un pur néant, un espace de fantômes, que l’âme ne peut aspirer qu’à la mort qui la délivrera d’un « corps » vécu comme une « tombe » (sôma sêma). Platon nous décrit déjà clairement le jeu du principe de Nirvâna, de la tendance au zéro, dont on dit que Freud aurait pu en recevoir l’information des conceptions hindoues par le canal de Schopenhauer. Mais Platon très possiblement aussi par l’intermédiaire des conceptions orphiques de source ionienne et orientale.
Aristote décrit le principe divin sous la forme d’un Premier moteur, qui peut « mouvoir sans être mû » les sphères célestes en particulier, donc immobile, vue qui comporte le paradoxe d’un moteur qui « touche », au sens d’« émouvoir par le désir ou par l’amour (kinei ôs érôménon) que sa perfection fait naître », donc sans être touché ni ému lui-même. Dieu est seulement « pensée de soi-même », ce qui n’est déjà pas très loin du « ne pense même pas » de Plotin, dont on a plutôt fait un disciple du seul Platon.
Spinoza et Leibniz certes, mais avant eux déjà Descartes, et après eux Kant, disent, chacun dans leur langage, que nous ne savons à peu près rien de Dieu (2007 a, pp. 287-288 ; 2007 b, p. 23), même que face à un sujet en souffrance d’être, l’idée que celui-ci a de Dieu manque de plénitude, est comme vide.
On se demande s’il n’y a pas lieu de ranger sous la rubrique de la théologie négative des auteurs pour qui le fait que le Principe divin échappe totalement à la saisie rationnelle n’exclut pas une particulière intensité du sentiment religieux, ce qui est le cas, à la suite de Thérèse d’Avila et de Jean de La Croix, de personnalités aussi diverses que Saint François de Sales (1567 – 1622), Pascal (1623 – 1662), et Fénelon (1651 – 1715), qui ont en commun la notion d’une approche mystique du principe divin, à la faveur d’un contact de caractère parfois effusif (Fénelon) parfois douloureux (Pascal), par ce qu’ils appellent le « cœur ».
À l’époque moderne, en quelque sorte post-théologique, les historiens de la philosophie suggèrent de considérer comme concernés de diverses façons par le paradigme de la théologie négative des auteurs aussi différents d’esprit et de démarche que le danois Søren Aabye Kierkegaard (1813-1855), le français Octave Hamelin (1856-1907), et l’allemand Georg Simmel (1858-1918) (2008 a, pp. 319, 329, 331).
La thèse fondamentale de l’inconnaissabilité de l’Être ne revêt évidemment pas les mêmes acceptions suivant que l’on considère que le Premier Principe ne saurait être connu par excès d’être (style héllénico-judaïque), ou bien parce que ce surplus d’être surgit de l’envers d’un néant abyssal (style germanique), soit encore parce que cet être suprême auquel s’adresse la quête de connaissance n’est rien que du Rien (Diderot (1713-1784), Feurbach (1804-1872), Marx (1818-1883), Nietzsche (1844-1900)), pour la bonne raison que « Dieu est mort » (Gott ist tot), comme dit Le Gai savoir de Nietzsche. Mais il est non moins évident qu’il existe un chemin entre ces trois positions qui se sont succédé historiquement, et que l’on passe sans solution radicale de continuité du mysticisme du vide à l’athéisme athée contemporain.
La question de la théologie négative revêt un aspect particulier – et somme toute extra-théologique – dans sa rencontre avec celle du déisme propre à un certain nombre d’auteurs du XVIIe (libertins) et du XVIIIe siècles (représentants des Lumières), question à vrai dire difficile du fait que ce déisme peut comporter toutes sortes de nuances qui le font osciller entre une sorte de religion de la raison – parfois déjà assez proche de l’esprit laïc de l’école républicaine de la fin du XIXe siècle, quitte aussi parfois à se colorer d’un mysticisme aussi sincère et spontané que surprenant par exemple chez un Rousseau – et une attitude de prudence politique, où il fonctionne alors comme un simple masque de l’irréligion, ce qui semble bien être le cas chez la plupart des libertins du XVIIe siècle (La Mothe Le Vayer, Patin, Naudé, Saint-Évremond) comme aussi chez certains précurseurs des Lumières comme Pierre Bayle et Fontenelle. De tels auteurs ne visent à rien de moins qu’à substituer à toute forme de religion une sorte de morale naturelle, dans un cadre empreint de scepticisme, et parfois d’épicurisme, mais surtout d’esprit de tolérance. C’est déjà la tendance d’auteurs tels que Montaigne aussi bien que Rabelais.
Le déisme de Voltaire (1694-1778) se déclare partisan, à l’encontre de l’athéisme déclaré de Diderot et de D’Holbach, d’une religion naturelle – culte de l’Être suprême -, ouverte à la libre pensée et à la tolérance, qui reconnaît l’existence de Dieu comme nécessaire à la raison (« horloger de l’univers ») et utile à la société (principe « rémunérateur et vengeur » convenant aux esprits simples) , tout en s’interdisant de définir Dieu avec précision : « Je ne sais point ce que sont les attributs de Dieu, et je ne suis point fait pour embrasser son essence » (Le philosophe ignorant).
Diderot, considérant la nature de Dieu comme impensable, et ses attributs contradictoires, en déduit déjà avec logique et sans embarras que « la pensée qu’il n’y a point de Dieu n’a jamais effrayé personne » – qu’au contraire la croyance en celui-ci, risquant de dénaturer l’homme, serait un obstacle pour le bonheur en même temps qu’un danger pour la morale – ce que ne sera pas tout à fait loin non plus de penser un Kant, esquissant le maigre filigrane d’un Dieu posé comme un simple postulat de la raison pratique.
Rousseau s’accorde avec Voltaire pour défendre le principe d’une religion naturelle, centrée sur un déisme, qui s’en tient à la reconnaissance par le « sentiment intérieur » d’un Être suprême, garant de « l’ordre sensible de l’univers ». Mais le fait que la connaissance humaine ne va guère plus loin – car « Dieu m’échappe » – débouche sur le silence et, pour lui en tout cas, l’adoration. En réalité, cette révélation du cœur, présentée non sans ferveur comme un jaillissement de l’âme, reste de sa part assez dans le ton d’une méditation rationnelle. Rousseau incite catholiques et protestants « à s’entr’aimer, à se regarder comme frères », le mieux étant aussi de garder sa religion – « le culte essentiel est celui du cœur ». Par ailleurs, la « lumière intérieure » nous donne la conviction invincible de notre-arbitre, de la liberté de l’homme, condition essentielle de sa vertu, s’il se conduit selon la nature, et suivant sa conscience, elle juge infaillible du bien et du mal. Le mal est notre ouvrage, l’œuvre de l’homme perverti par le progrès. La même lumière nous incline à croire aussi à l’immortalité de l’âme, requise par la récompense via la justice divine des bons victimes des méchants, sans croire par ailleurs aux tourments éternels des méchants, déjà assez punis en cette vie. Rousseau exprime également son admiration pour la sagesse de « Jésus, dont la vie et la mort sont d’un Dieu » ( ?), bien au-dessus de Socrate. À certaines nuances près tenant à des différences profondes de personnalité, le déisme de Rousseau est donc bien plus proche de l’attitude de Voltaire que de l’incrédulité matérialiste de Diderot et Helvétius.
La réaction de Rousseau contre le principe d’autorité est à la fois une attitude calviniste – un calvinisme certes amendé des dogmes du péché originel et de la prédestination ! – et une conviction personnelle, qui le fait incliner – ceci tout à fait à l’encontre d’un Voltaire complètement étranger à toute espèce de sentiment religieux – vers la religiosité comme à une aspiration naturelle de l’âme.
Il y a lieu d’envisager comme des sortes de compagnons de route imprévus mais réels de ce paradigme de la théologie négative les modèles modernes du sujet, qui envisagent celui-ci à l’égide d’un vide constitutif fondamental, modèles dont il existe d’ailleurs plusieurs variétés : on citera entre autres le cogito du doute cartésien – vu par Lacan qui en fait un simple sujet de la science ; également le sujet transcendantal kantien – pur « je pense » (Ich denke) sans consistance substantielle ; le sujet collectif hégélien – vecteur dynamique d’une histoire agie par le simple mouvement de dépassement (Aufhebung) de ses figures successives ; le sujet transcendantal de la phénoménologie husserlienne ; le pour-soi sartrien défini – comme « manque d’être », « manchon de néant », « trou d’être au sein de l’être » ; le sujet dénominateur collectif de l’épistémologie génétique de Jean Piaget, et bien entendu, last but not least, le sujet de l’inconscient lacanien – pointé par sa disparition dans le battement du fading.
Malgré leur considérable diversité, ces modèles ont en commun leur caractère processuel et dynamique, un certain coefficient de vide à connotation résolument anti-substantialiste.
Abordons à présent la question de la philosophie hébraïque antique puis médiévale.
Concernant la philosophie hébraïque et juive dans l’Antiquité, on s’accorde en général à noter une ligne de clivage ente la pensée grecque et la pensée hébraïque, en ce que l’hébraïsme demeure beaucoup plus fermé à la science, dans la mesure d’une ouverture bien plus marquée sinon même exclusive à l’éthique, et même à une fort précoce philosophie de l’histoire, fondée par la Bible. Cette option s’accompagne d’une approche particulière de la dialectique du temps et de l’espace – certes incontournable pour toutes les cultures -, mais où c’est la première dimension qui primerait sur la seconde dans la culture hébraïque, à l’inverse de ce qui se passe dans la culture grecque. Cette dimension historique est représentée sous la caractérisation oppositive de l’achèvement dans l’inachèvement. Spécifique à la perspective hébraïque et comme étrangère à la vision grecque du monde, se présente également le rapport de la conscience humaine au divin sous le double chef d’une Alliance ouvrant sur un Salut personnel, conception propre au judaïsme apocalyptique et gnostique.
Définitivement constituée dès le Ve siècle av. J.-C., donc avant la grande philosophie grecque classique, la pensée biblique (dès – 700 env.) s’installe dans un espace intermédiaire « entre l’Iran et la Grèce », avec la conviction profonde qu’ « à l’inconnaissabilité de Dieu par l’homme correspond l’inconnaissabilité de l’homme par l’homme » (André Néher, pp. 65, 77). Même, la Bible grecque, dans la traduction dite Septante (- 270), a pris le parti de cacher le Nom divin, le Tétragramme lu Yaweh, en lui substituant le nom de kurios, Seigneur, Maître, un parti pris de l’époque alexandrine qui confirmera encore davantage la thèse de l’inconnaissabilité foncière de Dieu.
Le même thème s’élaborera alors à partir de la Kabbale, débutant vers le Ve siècle, dans la tradition latine médiévale et renaissante en celui du Deus absconditus, dont l’être secret se dérobe dans « le mystère et la ténèbre » (Rivaud).
Une telle notion contient évidemment son contraire, où s’indique la matrice de la pensée oppositive antique et moderne : le secret implique la révélation (apokalupsis), l’inconnu fonde le connu, l’être procède du néant – ce sera beaucoup plus tard le début de la Logique de Hegel (1812) -, selon le principe de l’identité des opposés.
On ne vient pas de dire ici que la mystique hébraïque avait inventé la pensée oppositionnelle et dialectique moderne, dont Lagache déclarait d’ailleurs la psychanalyse comme l’une des formes représentatives (2008 b, p. 648). Par ailleurs, il est indéniable que ce mode de pensée prototypique existe ailleurs, par exemple en Chine (Ying et Yang), et même sous forme rudimentaire dans les premières formes de la pensée enfantine (Wallon : « un en deux, deux en un » ; 2006 b, p. 207). Cependant, la pensée hébraïque en représente l’un des lieux d’insistance particulière, à mettre en rapport avec son ouverture sur une philosophie de l’histoire, requérant, on l’a dit, un principe contradictoire d’achèvement dans l’inachèvement.
L’humaniste chrétien Johann Reuchlin, qui l’avait parfaitement compris, enseigne à partir de sa propre traduction de la Kabbale (De arte cabbalistica, 1517) à poser en Dieu l’union intime du fini et de l’infini, et en lui de même l’assemblage des contradictoires.
À partir de cette préconception absolument fondamentale, les histoires de la philosophie (Rivaud, Bréhier, Parain et Belaval) s’accordent à prêter à la pensée hébraïque un certain nombre de thèmes.
On réfère (id.) à la pensée juive, ce qui ne saurait surprendre après ce qui vient d’être dit, la technique intellectuelle consistant à tenter de concilier, à partir d’une distinction bien choisie, deux thèses en apparence incompatibles – matrice de la future antinomie de type kantien – et qui lui aurait été repris par certains théologiens chrétiens médiévaux (Pierre Lombard, Pietro Lombardo, Magister sententiarum, 1100-1160). Ces pratiques, qui avaient pour effet d’aiguiser à l’extrême l’esprit de leurs auteurs, permettaient aux « casuistes juifs de se montrer intraitables sur les principes, mais prêts à transiger au besoin sur les applications » (Rivaud), propos qui fait d’ailleurs beaucoup songer à ce que l’on dira bien plus tard, et aussi dans un tout autre contexte, des jésuites.
On prête (id.) à la pensée juive, qui l’aurait transmise ensuite, à travers la pensée chrétienne, à une longue tradition occidentale, la métaphore du miroir (Dieu créant l’homme à son image, à la fois donc même et autre, semblable et différent) devient une matrice philosophique décisive, en englobant les connotations annexes non seulement du reflet, de l’image, mais encore de la copie, du modèle, dérivées de la pensée platonicienne, et même aussi celle de l’allégorie, reliée elle plutôt à la tradition stoïcienne, comme on va en reparler.
Autre forme de l’identité des opposés, le philosophe juif alexandrin Philon admettait qu’il existe quelque part un modèle parfait de l’homme, un Anthropos bisexué, dont les individus du monde visible sont des copies imparfaites. Cette idée qui provient probablement de la tradition platonicienne (Le banquet, Timée) se retrouve chez certains commentateurs de la Torah ou Pentateuque (Talmud), chez des Hermétistes païens, et aussi chez les gnostiques de divers courants (juif, judéochrétien, chrétien proprement dit). Il se pourrait que ce soit au bout d’une telle tradition qu’elle ait abouti, pour être reprise, dans un cadre de références scientifiques d’époque, sous forme du thème explicite de la bisexualité, par la pensée freudienne.
On réfère aussi (Rivaud) à la matrice de la pensée hébraïque l’idée, de postérité fort longue, que – copie de la nature divine, comme dit plus haut – l’homme est un « microcosme enveloppé dans le macrocosme ». Cette idée de la correspondance micro-macrocosmique se relie de façon plus large aux thèmes connexes de la sympathie, de la communication et de l’interaction universelles, dont la diffusion, sous des formes diverses, a été considérable à travers la pensée antique et moderne.
Les contacts entre les pensées hébraïque et héllénique au cours de la période alexandrine, à partir du 3ème siècle av. J.-C., sont reconnus de manière classique (on surnommait Philon le Platon Juif). Mais la question de savoir si la philosophie grecque classique et même préclassique (du 7ème au 4ème siècles) aurait pu avoir contact avec la plus ancienne tradition hébraïque n’est pas dénuée de sens ni de possibilité, même si elle ne semble avoir été posée par personne. Sauf par les Juifs eux-mêmes qui ont prétendu que leur mythique Moïse aurait enseigné les Grecs. C’est surtout pour l’ascétisme mystique d’un Platon que le problème se poserait le plus.
Neher voit les premières étapes d’un grand courant spiritualiste juif, désigné par le terme d’hasidisme, sur une très longue période étalée depuis la Bible des Psaumes (- 7ème siècle), à travers les Esséniens (- 2ème siècle – + 70 env.), dont la communauté de Qumran, les Évangiles (entre 65 et 110), puis le Talmud (2ème – 9ème siècles), courant qui pour l’essentiel met l’accent sur la vie intérieure, l’austérité morale, l’ascèse, la technique de la veillée nocturne en prière et en méditations, et insiste aussi sur la vocation particulière du peuple juif. On mentionne ensuite les Hasidim rhénans de la fin du XIIe et du XIIIe siècles, installés dans les ghettos de Worms et de Mayence, connus par une compilation de leur « éthique piétiste » portant le nom de Sefer Hasidim. On retrouve enfin les Hasidim jusque dans la Pologne moderne. Dans un esprit déjà très proche de celui des formes évoluées du rigorisme protestant des Lumières, la tradition hassidique soutient que le service de Dieu est un combat, comme celui du chevalier, qui doit se faire sans autre salaire que l’honneur, avec un sens absolu du désintéressement (Kant). Ils considèrent aussi que l’homme est dans la prière comme s’il n’était plus, anéantissant sa propre personne pour s’ouvrir au secret divin.
Des Hasidim rhénans, le chemin s’ouvre vers le dominicain Maître Eckhart, ses disciples allemands Suso et Tauler, vers le luthérien Boehme, puis vers de nombreux espaces de la pensée germanique, Schelling et Hegel principalement. Mais, précédant aussi ces deux derniers, dès la Renaissance jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, et encore après, se développe une « philosophie populaire » (Antoine Faivre, 1974) qui propage, à partir des thèmes empruntés conjointement à la Kabbale, au pythagorisme et à la théosophie, des vues marquées par l’illuminisme et l’ésotérisme (Gottfried Arnold (1669), Jacob Brucker (1743)). Le XVIIIe siècle verra naître aussi, à partir de Jean-Henri Lambert (1764), et marqué par le même esprit kabbaliste et théosophique, le courant qui s’épanouira sous la dénomination de « médecins romantiques ». À peine antérieur à l’épanouissement du rationalisme kantien, le théologien luthérien et théosophe Friedrich Christoph Oetinger (1702-1782), le « Mage du Sud », fera mieux connaître aux piétistes allemands le courant de la pensée hébraïque dont du reste ils n’étaient déjà point tellement éloignés.
Reprenons à présent l’histoire depuis la fin de l’Antiquité gréco-romaine.
Le Talmud se présente comme « une sorte de deuxième Bible », rédigée donc, bien longtemps après la première (env. – 700), entre le IIe et le IXe siècles de notre ère. Il professe « l’ignorance théologique de Dieu, le refus volontaire de le définir, de le connaître » (André Néher, p. 1010).
L’un des premiers maillons de la tradition ésotérique juive particulière, qui a reçu le nom Kabbale, est un opuscule mystique appelé Sefer Yetsira (Livre de la création), rédigé en pleine période talmudique, entre le Ve et le VIIe siècles, puis commenté d’abord par Saadia Gaon (882-942), établi à Bagdad, puis Salomon Ibn Gabirol (1020-1070), de Malaga. On y perçoit un effort de conciliation entre certaines vues néoplatoniciennes (Plotin, 205-270) et le monothéisme hébraïque. Des éléments du grand courant stoïcien sont venus aussi à la Kabbale du milieu de la pensée alexandrine dont est sorti d’abord Philon le Juif (- 20 – + 50), parmi lesquels, semblerait-il, l’importante technique de la pensée allégorique, et en général analogique. Mais les penseurs juifs, on y a déjà fait allusion, s’habitueront plutôt à soutenir l’idée d’une filiation historique entre la pensée hébraïque et la pensée grecque, et que les Grecs n’ont été que des interprètes plus ou moins fidèles d’une philosophie première, enseignée d’abord par Moïse. La Kabbale passera du stade oral à l’expression écrite à la fin du XIIe siècle, à l’époque de Maïmonide. Le Livre de la création, texte fondateur de la Kabbale paléomédiévale, fournira par ailleurs aux Hasidim rhénans de la Pré-renaissance le principe de leur méthode extatique de la prière.
Saadia, de penchant plus rationnel, annonce Maïmonide, tandis que Ibn Gabirol suit une tradition plus mystique, qui se rattache à Platon, Philon et la gnose. Leur successeur Juda Hallevi (1080-1145), de Cordoue, donne une expression philosophique très insistante du thème de l’élection d’Israël.
L’énigmatique Bahya Ibn Paqûda (Xe ou XIe siècle en Espagne ou au Levant) soutient que l’âme comporte en elle deux forces contradictoires : la force passionnelle toute dévouée à la conservation de l’homme et à son implantation dans le monde, et la force rationnelle, étrangère au monde, et s’attachant à retourner vers sa source divine.
Une philosophie juive médiévale, au sens technique plus précis du terme, resurgit après une longue période de silence dans le courant du XIe siècle (Avicenne, 980-1037 ; Juda Hallevi déjà cité ; puis Averroès, 1126-1198 ; et enfin Maïmonide, 1135-1204). Cette philosophie juive se développe alors, soutient André Neher, « comme une sorte de contrepoint de la philosophie arabe », étroitement « liée à elle et l’accompagnant dans son aventure ». Ce milieu philosophique juif connaîtra un épanouissement exceptionnel en Espagne jusqu’à la fin du XVe siècle (1492). Cette proximité des milieux culturels juif et arabe de l’époque étonne bien évidemment de nos jours.
Moïse Maïmonide (1135-1204) développe la notion d’une connaissance-ignorance susceptible d’assurer le passage de la pensée rationnelle à la pensée mystique. Ce style de connaissance se réalise de manière toute négative, en déniant la possibilité de définir positivement l’essence de Dieu, ses attributs, ses manifestations ; invitant à s’approcher de Dieu par éliminations successives de ce qu’il n’est pas, sans que jamais on puisse espérer atteindre et comprendre ce qu’il est.
Après Maïmonide, Gersonide (Lévi Ben Gerson, 1288-1344) remet en question la théologie négative de celui-ci. La positivité des attributs divins ne saurait nullement entamer l’unité de Dieu. Par ailleurs le dogme biblique de la création est susceptible d’interprétation philosophique et n’est pas inconciliable avec l’affirmation aristotélicienne de l’éternité de la matière. Ce qui constitue une remarquable anticipation de l’antinomie relative à la temporalité de l’univers dans la célèbre dialectique transcendantale de Kant.
Le Zohar (le Livre de la Splendeur Sefer Ha-Zohar), rédigé probablement en Espagne dans la seconde moitié du XIIIe siècle, se présente comme un commentaire suivi de la Torah, dont il propose une exégèse mystique. Il fait un usage fréquent du terme de belima, assimilé à la notion philosophique de néant. Le Zohar inspirera des systèmes de pensée mystique qui se développeront au cours du XVIe et XVIIe siècles, dont celui du sepharad palestinien Isaac Lourya (1534-1572) – qui sera bien connu du grand philosophe romantique Schelling. Dieu, déjà muni par la tradition antérieure de trois attributs fondamentaux (Vie, Puissance et Sagesse), y est décrit comme se retirant sur lui-même pour faire place au monde, mais celui-ci comme une immensité de « tessons brisés » – de déchets (objets a) – incapable d’accueillir la lumière divine prétendant le submerger.
Les gnostiques des premiers siècles après J.-C. décrivaient déjà Dieu comme « l’Étranger » (Marcion : 85 ? – 160 ?), retiré d’un monde tellement mauvais qu’il n’avait pu être créé que par un principe pervers – ce qui est déjà l’idée du Démiurge copiant le monde d’après les Modèles Idéaux dans le Timée de Platon. On s’entend aujourd’hui à identifier dans la gnose, entre le 1er et le 3ème siècles environ, et pour y insister encore, trois courants : juif, chrétien (certaines variantes du christianisme primitif rejetées ultérieurement par l’orthodoxie romaine d’après le Concile de Nicée en 325), et païen, qualifié aussi d’hermétisme.
Venons-en à présent, toujours à propos du « rien », du « néant », aux sources proprement scientifiques de Freud.
Il ne nous semble pas que l’on ait guère insisté jusqu’ici sur le fait que le principe de Nirvâna, d’inertie, la tendance au zéro, la pulsion de mort – pour ne pas entrer dans le détail -aient un rapport évident avec le deuxième principe de la thermodynamique, progressivement identifié, dans le courant du XIXe siècle, sous le chef de la notion d’entropie, ceci comme principe antithétique et complémentaire du premier principe de conservation de l’énergie, formulé d’abord par Sadi Carnot (1824) – anticipé déjà par Descartes puis Leibniz, et aussi Lavoisier -, repris un peu plus tard par le physicien allemand Julius Robert von Mayer (1814-1878, 1845). Ce qui même est fort intéressant, c’est que ces deux principes se présentent sous forme d’une antinomie, ce qui n’est pas rare – on le sait surtout depuis Kant – dans l’histoire de la physique. Antinomie qui se formulerait ainsi : l’énergie totale des grands systèmes en équilibre reste constante en quantité (Lavoisier, Carnot, Mayer), mais se dégrade en qualité, autrement dit se dissipe et tend vers le zéro absolu – selon une entropie croissante – sous l’aspect de la différence de potentiel (Rudolf Clausius, 1865 ; Ludwig Boltzmann, 1870 ; Max Planck, 1893 ; Shannon, 1950). Ces données ne semblent pas avoir été connues par Freud, qui s’y réfère de manière indirecte par le canal des conceptions plutôt moins claires sur ce sujet du physicien, philosophe et psychologue Fechner (« principe de stabilité »).
L’évaluation contradictoire – fortement souligné par l’article de Laplanche et Pontalis – de la notion freudienne de constance (Konstanzprinzip) en termes soit de conservation d’un niveau homéostasique, soit d’une tendance à l’égalisation vers le néant anorganique, poserait encore aujourd’hui la question toujours cruciale du rapport entre les deux principes de réalité et de plaisir, dont il n’est pas question de reprendre ici la discussion, sauf à se limiter à quelques remarques sur l’histoire philosophique de la notion de plaisir. Celle-ci fait florès dans la philosophie antique sous forme de nombreuses théories contradictoires – mais il en existe encore par la suite – qui l’évaluent soit en valeur positive (Aristote, Épicure, Aristippe de Cyrène, Gassendi, D’Holbach, Helvétius, Volney, Mendelssohn, Bentham, Guyau), soit au contraire en antivaleur, trouble, passion, maladie de l’âme, dans le cadre d’une idéologie du « néant du monde » (Platon, Antisthène, Speusippe, Stoïciens, Panétius de Rhodes, Guillaume d’Auvergne, Corneille, Pascal, Jansénistes, Berkeley, Schiller). Mais l’évaluation du plaisir peut aussi faire l’objet d’une approche plus neutre, mesurée, parfois ambivalente (Descartes, Spinoza, Malebranche, Leibniz, Condillac, Wolff, Charles Bonnet, Sulzer, Kant, Scheler). À cet égard, il reste difficile de bien identifier l’originalité de la notion freudienne de plaisir à l’égard de ses adhérences originaires à l’utilitarisme (Bentham, 1789) et à l’associationnisme anglais (Marshall, 1894), et même de lui faire prendre la distance correcte à l’égard des doctrines franchement positivistes du genre renforcement par l’effet favorable (loi de l’effet d’Edward L. Thorndike (1874-1949, 1904), sans parler des modèles réflexologiques d’Ivan P. Pavlov (1849-1936, 1904), John B. Watson (1878-1958, 1913), Burrhus F. Skinner (1904-1990, 1938). Et ce n’est pas l’inflation croissante du cognitivisme de couleur états-unienne qui nous aidera beaucoup pour régler ces difficiles problèmes d’évaluation épistémologique (2008 a, passim).
Un énorme problème reste en suspens pour la psychologie clinique, sociale et politique, c’est de savoir comment cette philosophie critique et romantique allemande, après avoir incorporé les riches filons des cultures héllénico-romaine, hébraïque, et enfin protestante, et avoir atteint un degré de complexité rationnelle et de perfection technique jamais atteint jusqu’alors, a pu si « mal tourner », de l’ange faisant à ce point la bête, selon le mot de Pascal, et quelle bête ! D’abord vers le pangermanisme : la première théorie complète de l’état républicain moderne – refondant la République de Platon -, produite par « les principes de la philosophie de droit » de Hegel (1820), sous l’effet catalyseur de résistance produit naguère par les guerres napoléoniennes, si elle a frayé le chemin au grand modèle marxiste de la violence révolutionnaire (1844), a ouvert la voie aussi aux doctrines particulières de la « philosophie de la guerre » (Jomini, Von Lossau, Rühle von Lilienstern, Clausewitz ; 2008 a), et finalement à l’Empire allemand, accouché de toute force par Bismarck dans la galerie des glaces de Versailles (1871). Rivaud insiste bien sur le fait que, pour Fichte comme pour Hegel, la nation allemande devient pour son propre compte le « peuple élu », comme s’ils en avaient dérobé la notion – ce qu’il ne dit pas – à la source hébraïque de la culture germanique. Idée d’un nouveau « peuple élu » devenue potentiellement très dangereuse, ce qu’elle était peut-être déjà d’une autre manière sous sa forme originelle. Ensuite, la Guerre de 1914-1918 – voulue alors par les alliés, on le sait mieux aujourd’hui, plus que par l’Allemagne-, suivie par la répression d’un mouvement socialiste puissant (Rosa Luxembourg, 1871-1919), la crise de 1929 enfin, ont poussé en Allemagne « les classes les plus vulnérables de la société à se porter vers les extrêmes », selon la description remarquable et toute récente de Daniel Cohen, Professeur d’économie à l’École normale supérieure (Nouvel Observateur n° 2303-2304 des 24 déc. 2008-7 janv. 2009, p. 27).
Le grand psychologue francophone Henri Wallon, que ses études sous la direction de Lucien Herr à l’École normale, avaient largement introduit à une bonne connaissance de la philosophie allemande, a un jour écrit, presque tout de suite après la Deuxième Guerre mondiale (1947), un texte d’une très grande sévérité sur cette philosophie, et que j’avais jadis cité (1981, p. 176). Il y est dit, à propos de Fichte, le grand philosophe républicain chantre de la nation allemande, et de la vocation de celle-ci à une expansion légitime, que, « tout de suite, on voit se produire chez lui ce qui pourrait s’appeler une maladie de la pensée allemande : l’hypertrophie du concept. Dès qu’un concept est posé, il tend vers le gigantisme… Cette infiltration envahissante est le résultat de la tendance à développer le concept, une fois admis, jusqu’à lui donner des dimensions monstrueuses… Le syncrétisme totalitaire y tend tout naturellement au mythe ».
En fait, il a existé nombre d’autres exemples historiques de ce paradigme de l’« élection » d’un peuple, d’une nation, d’un empire, plus ou moins durables, et avec un sentiment plus ou moins vif d’une telle « élection » : les trente siècles de l’histoire continue de l’Égypte, l’histoire plus longue encore des Empires chinois, les mille ans de l’Empire romain, la durée tout aussi longue de l’Empire byzantin, la Chrétienté médiévale, le Saint Empire de Charlemagne et Charles Quint prolongé en l’Empire Austro-hongrois (Austriae est imperare orbi universo : AEIOU), la Monarchie de Louis XIV, l’Empire de Napoléon, l’Empire britannique de Victoria (« Rule Britannia ! »), l’Empire Colonial français. Les Grecs de l’époque de Périclès ont éprouvé aussi le vif sentiment d’être supérieurs aux barbares perses. Les anthropologues ont signalé fréquemment la croyance de la plupart des populations primitives d’être « les seuls hommes » (les Inuit Eskimos).
Toutes ces « élections », ces attitudes et stéréotypes de « dominance culturelle » n’ont pas été liés invariablement, mais seulement parfois, à des effets génocidaires et assimilables, de degré divers au surplus : les Croisades, l’Inquisition, la Conquête espagnole et portugaise, la Traite des nègres musulmane (très ancienne et très prolongée), espagnole, portugaise, hollandaise et française (la moins importante par rapport aux trois autres). Le nombre de morts que certains historiens prêtent à Staline, et à Mao Zédong défie l’imagination, de l’ordre parfois de dizaines de millions (3 pour le premier, 8 pour le second, à vérifier), dus à des causes directes et indirectes aussi (désordre organisationnel, famines). Il reste beaucoup de travail pour les sciences humaines afin de comprendre comment le sentiment pour un groupe d’ « avoir raison » peut déboucher ou non, et dans quelles conditions, sur le meurtre de masse. Cela d’ailleurs dépasse le cadre de notre propos. Mais les seuls noms de Bosnie, Ruanda et Darfour indiquent l’actualité toujours terriblement urgente de ces questions pour la psychanalyse sociale.
Une chose encore : tout athée qu’il se soit proclamé, Freud a toujours éprouvé d’un sentiment très fort sa judaïté en même temps que le caractère universaliste de sa démarche : j’ai cité ailleurs un certain nombre de textes, où Freud relie explicitement les résistances à la psychanalyse ainsi que son courage et son obstination à y faire front au fait qu’il fût juif (2007 a, p. 262). Ces textes peu cités sont pourtant sont pourtant sans aucune équivoque.
Bréhier Émile : 1931-1938, Histoire de la philosophie. 1. Antiquité et Moyen-Âge ; 2. XVIIe-XVIIIe siècles ; 3. XIXe-XXe siècles, Paris, PUF, nouv. éd., 1981.
Jalley Émile : Wallon, lecteur de Freud et Piaget, Paris, Éditions sociales, 1981.
Id. : 2004 a, La crise de la psychologie à l’université en France, 1. Origine et déterminisme ;
Id. : 2004 b, La crise de la psychologie à l’université en France, 2. État de lieux depuis 1990, Paris, L’Harmattan.
Id. : 2006 a, La psychanalyse et la psychologie aujourd’hui en France. Pour un livre blanc de la psychanalyse, Paris, Vuibert.
Id. : 2006 b, Wallon et Piaget. Pour une critique de la psychologie contemporaine, L’Harmattan.
Id. : 2007 a, La guerre des psys continue. La psychanalyse française en lutte, ibid.
Id. : 2007 b, Critique de la raison en psychologie. La psychologie scientifique est-elle une science ? ibid.
Id. : 2008 a, La Guerre de la psychanalyse. 1. Hier, aujourd’hui, demain, ibid.
Id. : 2008 b, La Guerre de la psychanalyse, 2. Le front européen, ibid..
Parain Brice, Belaval Yvon : 1969, t. 1. Histoire de la philosophie, 1. Orient, Antiquité, Moyen-Âge ; 1973, t. 2. La renaissance, l’Âge classique, Le Siècle des Lumières, La révolution kantienne ; 1974, t. 3. Du XIXe siècle à nos jours, Paris, Gallimard. Tome 1 : contributions d’André Néher, Madeleine Biardeau, Nicole Vandier-Nicolas, pp. 51, 65, 77, 80, 107, 1013, 1019, 1022-1023, 1039-1040, 1044-1045 ; tome 2, Antoine Faivre.
Rivaud André : 1948-1968, Histoire de la philosophie, 6 vol., Paris, PUF; 1948, t. 1. Des origines à la scolastique ; 1950, t. 2. De la scolastique à l’époque classique ; t. 3. L’époque classique ; 1962, t. 4, Philosophie française et philosophie anglaise de 1770 à 1830 ; 1968, t. 5. 1 ; De l’Aufklärung à Schelling ; t. 5.2., De Hegel à Schopenhauer.
Émile Jalley, janvier 2009