QUELQUES REMARQUES A PROPOS DE L’INTERVENTION DE
JEAN-CHARLES CORDONNIER : « Il N’Y A PAS DE COMMUNAUTE ANALYTIQUE » DU 18/04/2015
Jean-Charles CORDONNIER nous a proposé une assertion qui peut présenter un caractère définitif et irréversible, tant le constat des scissions, des remaniements et autres regroupements, au sein notamment des successeurs de LACAN, est accablant. Cependant, même si tel est le cas, il reste à élucider les tenants et aboutissants de ces ruptures, qui, même si elles sont consécutives à des lectures et à des points de vue différents, elles sont tout de même censées se référer au mathème du discours analytique, que LACAN nous a légué. D’autant plus que sa structure comporte les différents points de vue, dès lors qu’ils procèdent tous d’un même vide fondamental, dont ils servent à matérialiser l’échappement et l’insaisissabilité, qui restent déterminants pour que l’évidement déconstructif/constructif soit mis en œuvre, et partant que le « hors point de vue » qui le soutienne, advienne.
Cette advenue ne signifie pas pour autant l’élimination des points de vue. Elle signifie leur déconstruction opérée à partir du vide inhérent à tout représentant de la représentation, corrélatif de l’écart irréductible entre le signifiant et le signifié, qui favorise la sortie de la confusion entre réel et réalité ( libération des tentations incestueuses ordonnées par la psychose sociale).
Je vais livrer ici, un peu « en vrac », une série de réflexions qui demandent à être discutées plus à fond, pour faire ensuite l’objet d’un écrit plus organisé et plus structuré, notamment à partir des remarques et critiques qu’elles provoqueront.
J’interrogerai d’abord la négation incluse dans l’assertion de J.C CORDONNIER : s’agit-il d’un défaut essentiel, indépassable et constitutif du mouvement analytique, dont la radicalité ressortit à l’impossible, au même titre que le défaut de rapport sexuel ? ou bien s’agit-il d’une situation de la psychanalyse en cette fin du 20ème siècle et du début du 21ème siècle , dont il faudrait alors éclairer les spécificités intrinsèques et extrinsèques, propres à l’état du discours analytique et à celui des institutions qui l’ont approprié et adapté à leurs points de vue et lignes idéologiques, dont les aspects contestataires, individualistes, voire libertaires ne sont pas forcément fidèles et loyaux à l’éthique du discours analytique ?
Le combat engagé entre les différents points de vue – fussent-ils opposés—pour prétendre à l’hégémonie, tout en se voulant paradigmatique de la libération de la dépendance du symbolique et de l’aliénation signifiante, finit en fait par pervertir le discours analytique en idéologie pernicieusement incestueuse, complètement adaptée aux impératifs du système d’exploitation capitaliste, exclusif de l’inconscient et de l’asservissement à l’ordre symbolique, considérés par le « discours courant » comme une servilité insoutenable. Comme le remarque pertinemment LACAN dans Télévision, la contestation et la protestation spectaculaires peuvent allègrement aboutir à une collaboration et à une adaptation aux idéologies, qui ont mis en échec les velléités hystériques de garantie de jouissance et renforcé le discours du maître, au point que son totalitarisme prétend en finir avec la négation qui le fonde et qui permet de mettre au jour l’inconscient, dont il ne peut se départir, quoi qu’il fasse. La collaboration active de ceux qui rejettent cette négation sous prétexte de rejeter le discours du maître, font preuve d’une lâcheté majeure, consistant à pervertir l’altérité, liée à l’inconscient, et à faire prévaloir l’uniformité et l’identité au détriment de « l’unarité », congruente du discours analytique. Celui-ci privilégie une homogénéité qui ne devient possible que parce qu’elle intègre l’hétérogénéité, par la mise en continuité de ce qui apparaît d’abord comme opposé et distinct, et ensuite lié, associé par un même fondement, dont la particularité consiste en son échappement irrépressible. Ainsi, l’homogénéité ne vaut que grâce à l’hétérogénéité, et de manière réversive aussi bien.
Cette logique ne tient que si le fondement signifiant de toute réalité n’est pas mis en échec par le recours paresseux du « discours courant » au réalisme objectivant et réificateur, qui entrave toute possibilité de dialectiser de façon moebienne ou asphérique ce qui est à la fois différent et identique, et qui articule la mise en commun avec la singularité. Le partage « obligé » du vide est la condition sine qua non au développement de la singularité, en tant qu’elle représente sa mise en œuvre par le biais de métaphorisations, qu’il suscite et qu’elles conservent toujours en leur sein. Ainsi, elles peuvent subir et connaître des modifications et des développements, indépendamment de tout éclectisme « accumulatif » , qui s’avère très souvent un dogmatisme établi sur le refus du vide, et partant du signifiant.
Il ne s’agit pas, selon moi, d’être ou de ne pas être déçu par l’absence de communauté analytique, mais de se demander surtout si, quelle que soit la situation, il existe des conditions pour enrichir le discours analytique, c’est à dire, amplifier l’unarité, qui le caractérise, avec toutes ses conséquences quant à l’homogénéité. L’intégration de l’hétéros, qui renvoie à l’aliénation signifiante et à l’incomplétude du symbolique, éloigne tout souci d’uniformité et d’unité imaginaires. Aussi, toute contestation déconstructrice d’énoncés, n’a t-elle de chance d’être juste, que si elle s’appuie sur un discours dont la structure et la logique sont fondamentalement différentes de celles auxquelles elle s’oppose. Une opposition sérieuse n’est fructueuse que si elle privilégie l’énonciation, corrélative de la signifiance, oubliée et méconnue par l’énoncé, qui, en plus, a tendance à recourir à du savoir à visée prédicative et ontologique.
Est-ce que le partage de l’ex nihilo et du fondement signifiant de toute ré alité suffit-il pour faire communauté ? Je répondrai par l’affirmative si on soutient cette position et si on en assume toutes les conséquences quant à la place prépondérante accordée au discord comme levier de l’évidement, auquel peut être soumis un énoncé, afin qu’il produise un nouvel énoncé, dont la nouveauté –quelle que soit son idéalisation- doit tenir compte du vide qui l’a engendré.
La gageure en psychanalyse est de soutenir que la mise en commun du discours analytique n’aboutit en aucune façon à une uniformisation des cures, dès lors qu’elles n’ont rien à voir avec des conversions idéologiques. Partager la dialectique signifiante S2____S1______S2, n’est pas une posture qui sert à dissimuler l’imposture, imposée par le système capitaliste, renforçateur de la psychose sociale et des transgressions incestueuses, tueuses de l’aliénation symbolique, laquelle est insupportable pour les tenants de la liberté et de l’autonomie solipsistes, qui, sous prétexte de lutter contre l’uniformisation, ne font en fait qu’exclure le sujet, et par là même l’inconscient. La funeste confusion entre la dépendance symbolique, assortie d’incomplétude, et l’aliénation sociale avec ses dérives psychotisantes, exclut la vérité en tant qu’elle est toujours présente, à travers son immaîtrisabilité, qui fait retour et met en échec (c’est sa réussite) les manœuvres d’obturation et de suture de ce qui est impossible à boucher.(D’où les multiples « boucheries » dans l’histoire des sociétés humaines). Ce retour, réussi grâce aux échecs qui s’imposent , organise la répétition issue de l’impossibilité de suturer le vide originel, fondateur de l’ex-sistence subjective, qui confirme le défaut irréductible de rapport sexuel.
L’absence, le défaut de communauté psychanalytique ne me semble pas ressortir à la structure signifiante, ni à l’aliénation symbolique. En revanche, dès qu’il y a dérive par rapport au concept d’unarité, la mise en continuité asphérique entre ce qui distingue et différencie et ce qui associe et identifie, se fige en opposition bilatère, en apparence indépassable, alors, la propension communautaire, plus exactement groupale, voire sectaire –même si elle prétend à une expansion mondiale- se renforce, en même temps que se renforce l’adaptation au discours capitaliste, qui y trouve son compte pour mieux exclure l’inconscient. C’est ce qui explique, à mon avis, son encouragement aux différentes formes de contestation romantique, humaniste et libertaire, de type hystérique, qui, lorsqu’elles finissent par échouer, ramènent leurs apôtres et adeptes dans le giron néo-conservateur, pour lequel la servilité à l’exploitation capitaliste, devient indépassable. La sujétion, liée à l’ordre symbolique, et favorable à l’existence subjective, en tant que plus de jouir, peut être honnie à un point tel que l’acharnement contre l’asphéricité, risque de déboucher sur un totalitarisme meurtrier. (cf le cas de certains psychanalystes argentins collaborant avec la dictature).
La question essentielle à mes yeux consiste à comprendre les raisons pour les quelles, alors que le structure du discours analytique protège de dérives idéologiques, la plus grande majorité des associations et autres (re)groupements d’analystes, fonctionnent comme des appareils idéologiques, qui se livrent une compétition acharnée pour être reconnus par l’Etat, lequel leur permet d’asseoir leur hégémonie et de contribuer activement au pervertissement de l’altérité, propre à l’inconscient. L’usage d’un verbiage analytique sert de cosmétique à un fatras psychologico-idéologique pour mieux consolider la logique bilatère qui vide les concepts freudiens et lacaniens de leur asphéricité. Il en est ainsi de l’altérité comme « étrangèreté » (LEVINAS) si familière, que l’unité et l’identité, promues par les théories psychologiques, se voient subverties au profit de l’unarité et de la division subjective.
Toute communauté qui prétend faire « un », comme « UN », par identification imaginaire au tout, et se propose d’offrir une assurance sur le plan ontologique, exclut en fait –et de fait- l’inconscient en tant qu’il représente la négation même de toute illusion prédicative. En effet, il promeut la mise en commun, le partage du vide, appelant à se matérialiser et à se métaphoriser de façons différentes, pour continuer à alimenter le discord, obstacle à l’uniformisation et support de la compréhension et de l’intégration de l’hétéros dans l’homogénéité, sans lequel elle est obsolète. Quant à la singularité, elle consolide le discord et implique que l’exception confirme le commun et l’ordinaire du parlêtre, à savoir son asservissement et sa dépendance du symbolique qui l’incomplète, pour enrichir son ex-sistence et l’affranchir de la servilité imposée par l’aliénation sociale : le plus de jouir ne conduit pas à l’indigence, mais l’alphabétisation dispensée par les communautés analytiques à visée expansionniste, montre à l’envi qu’elles participent à l’illettrisme convoité par la mondialisation capitaliste, qui n’a rien à faire de la signifiance !
A ce stade de ma réflexion, je peux dire : il y a et il n’y a pas de communauté analytique, selon la définition qu’on donne au commun, au « comme un ».
Des efforts peuvent être conjugués pour s’associer et constituer un collectif qui préserve la signifiance et fait de la singularité un effet irrévocable de la condition de parlêtre. La mise en commun de ce statut et la pluralité, la diversité de sa mise en évidence, comme effets de ce qui reste fondamentalement partagé, demeure le fondement du collectif, qui se met au service d’un discours pour mettre en place un lien social, démarqué de l’aliénation sociale caractéristique du système de production capitaliste.
Il n’y a pas de communauté lorsqu’un groupe se rassemble pour faire échec à ce qui est commun, au sens ou l’un se définit de manière quasi univoque comme unité et identité, au détriment de l’unarité et de l’inconscient. C’est généralement ce genre de groupe, allergique et hostile au collectif, requis par le discours analytique, mais bien adapté aux rapports sociaux de production capitaliste, qui se fait passer pour le paradigme de la communauté analytique, unifiée autour d’une même idéologie, épurée de tout discord, même si des divergences « cosmétiques » sont mises au devant de la scène : le fondement signifiant de toutes les constructions , sans qu’aucune d’entre elles ne l’épuise- qu’elle le confirme ou le démente- reste escamoté et méconnu.
Le problème le plus ardu demeure à mon sens le passage d’un type de communauté groupale à un autre type, collectif, caractérisé par l’abandon de tout recours à un fonctionnement groupal.
Plutôt que communauté, j’oserai ce néologisme : « communarité » analytique. Plutôt que la vanité d’achever S1 par des tentatives extensionnelles, puisées aux idéaux idéologiques (S2), incitant à l’inceste, mieux vaut s’appuyer sur le vide pour l’intégrer dans des constructions qui s’avéreront plus solides et plus évolutives, puisque de toutes les façons, ce dernier échappe et sera toujours en excès. Il détermine l’énonciation et excède les tenants des idéologies, dont les énoncés humanistes à visée obturatrice se retrouvent menacés par l’évidement, corrélatif de la castration symbolique. Avec le sujet (de l’inconscient), pas d’homme nouveau qui tienne ! D’où l’hostilité voire la haine à l’endroit de tout ce qui rappelle et fait écho à l’altérité et à la division subjective, qui renvoient à das Ding, dont la perte définitive et irréversible, est matérialisée par le choix d’un point de vue, qui peut fort bien la démentir et la rejeter. La question, qui reste essentielle, concerne le travail consistant à faire advenir, à partir d’un tel point de vue, et du symptôme qui l’accompagne, le hors point de vue, inhérent à l’inconscient et au temps logique qu’il mobilise à partir de l’histoire chronologique d’orientation génétique, dans laquelle ladite « psychologie des profondeurs » -fût-elle dynamique- sombre et s’abîme, à l’inverse de ce que la structure du discours analytique ouvre comme perspectives quant aux nouvelles définitions de la guérison, de la modernité et de la démocratie.
Le partage de l’asphéricité, inhérente à la structure et à l’aliénation signifiante, ainsi que la mise en commun des conséquences que chacun tire de sa condition de parlêtre, protègent l’asphéricité des menaces constantes que fait peser sur elle la sphéricité, et qui risquent de l’étouffer en même temps que la signifiance. Pour renforcer la sphéricité, tout en se plaignant de ses effets, des communautés groupales, des écoles d’initiation à la « colle » groupale, sont promptes à se constituer et à s’organiser, favorisant ainsi la politique de la belle âme. En revanche, faire valoir l’asphéricité, sans exclure la sphéricité, nécessite plus de travail d’évidement, plus de ténacité et plus d’esprit de responsabilité, afin de rompre avec les penchants incestueux de la psychose sociale. Lorsqu’on sait, de plus, combien grande est la servilité à certains interdits, religieux par ex, pour faire échec à l’interdit de l’inceste, qui est au fondement de la subjectivité, spécifiquement humaine !
Pour accéder à une modernité, digne de ce nom, et qui se contentera de respecter l’écart entre le signifiant et le signifié, il s’agira de « désincestuer » les institutions, organisées selon les deux modèles pathognomoniques, étudiés par FREUD : l’Eglise et l’armée, qui, malgré leurs échecs à exclure l’inconscient, persistent et se renforcent –avec le concours des sciences prédicatives- dans leur refus de la signifiance et de l’asphéricité. Certes, celle-ci n’est jamais atteinte immédiatement. Elle procède d’un travail d’évidement des idéologies bilatères qui peuvent paraître nécessaires à l’organisation initiale des associations/institutions analytiques, d’autant plus que la référence au discours analytique est censée favoriser ce travail d’affranchissement des directions idéologico-politiques, qui, malgré leur caractère « progressiste » (cf. la psychothérapie institutionnelle) « plombent » en fait la rupture épistémologique, induite par la prise en compte de l’inconscient. En effet, ce qui peut apparaître idéologiquement et « sphériquement » progressiste, ne l’est pas forcément sur le plan de la logique et de la topologie du sujet.
C’est pourquoi, à mes yeux, les questions concernant la passe sont d’une importance capitale quant à l’émergence d’une communauté, fondée sur l’unarité et, par là orientée vers la mise en évidence du hors point de vue, et sa mise en œuvre dans le travail constant d’évidement des résurgences idéologiques, porteuses de risques régressifs, compromettants pour l’éthique du discours analytique, et sa logique du « ni ,ni », corrélative du « pas tout ». L’unarité se voit porter par la négation – sous ses différentes formes- pour soutenir et raviver sans cesse l’asphéricité, issue du travail déconstructif/constructif opéré sur le bilatère, qui n’est plus considéré comme une fin en soi, quels que soient les artifices supplémentaires et complémentaires qu’on lui apporte, au titre du progrès, dont la signification la plus répandue, tient à la « meilleure façon » d’exclure l’inconscient, de la part de conceptions idéologiques, pouvant être opposées par ailleurs sur le plan socio-politique.
Tendre, sur la base du discours analytique, à faire communauté visant un collectif, dont l’éthique consiste à n’exclure personne, mais à décourager et à dissuader tous ceux qui n’y trouvent pas leur compte sur le plan incestueux, doit être un objectif majeur à atteindre par tous ceux qui sont censés servir ce discours.
Amîn HADJ-MOURI
28/04/2015