Ce texte, initialement destiné à être publié par le quotidien francophone algérien « El Watan », n’a finalement pas « vu le jour », sans autre forme de procès. Je le propose donc à tous ceux et à toutes celles qui s’intéressent peu ou prou aux rapports du discours analytique avec « la vie sociale et politique », et les lisent (« lysent ») à la lumière de cette remarque : « l’inconscient, c’est la politique » (LACAN . La logique du fantasme).
« Donne-moi ma liberté. Lâche mes mains. J’ai donné tout ce qui me restait, jusqu’à n’avoir plus rien ! » OUM KALTHOUM (AL ATLAL=Les ruines).
Ces brèves réflexions font écho à mon article : « Se poser, sans marquer de pause, pour s’armer intellectuellement et politiquement », publié dans EL WATAN du 10/09/19.
Maintenant que le nouveau président a été « élu », tout en me gardant bien de faire de la pseudoprospective, comme ceux en Algérie, qui veulent imiter et s’identifier à un Jacques ATTALI en France, le moment est venu de s’atteler à une analyse sérieuse et profonde des diverses significations du Hirak, à partir de tout ce qu’il a engendré et induit. La méthodologie adoptée pour mener cet exigeant travail d’analyse est cruciale, si l’on ne veut pas ajouter le désespoir et le désenchantement à la déception.
Le contexte socio-politique présent me semble marqué par la victoire -certes partielle- de la partie « la plus saine » de la mafia dirigeante, qui a adopté la stratégie, en activant l’appareil juridico-policier, de s’amputer de ses membres les plus pourris et les plus compromis pour se refaire une virginité. Même si ces gages n’ont pas désamorcé le mouvement de protestation et de contestation, elle a grandement contribué à entraver toute traduction en termes politiques fondés, de ce rejet, aussi spectaculaire fût-il. Ses manœuvres ont eu raison du hirak, d’autant plus que l’opposition politique et intellectuelle s’est montrée incapable –et il faudra aussi élucider les raisons de sa carence et de sa défaillance auprès de ceux qu’elle proclame défendre- de fournir au hirak les instruments idéologiques lui permettant de trouver une issue plus conforme à son niveau de mobilisation.
Malgré des apparences séduisantes, le hirak s’est montré gros d’une déception, qui appelle à une élucidation rigoureuse et sans concession, même si l’idéalisation du mouvement est amenée à être ébranlée. Le critiquer après coup ne doit en aucun cas signifier sa disqualification : le « désidéaliser » peut au contraire lui permettre de se donner des bases et des fondements théorico-politiques plus solides pour poursuivre le combat contre la mafia dirigeante et toutes ses excroissances. Les mécanismes d’identification groupale sont leurrants : ils taisent les interprétations divergentes pour faire croire à une unité feinte et factice, sous prétexte qu’elle dote le mouvement d’une force à toute épreuve. Alors que c’est la mise au jour des divergences et de leurs fondements théoriques et politiques, qui n’excluent pas du tout le rassemblement – qui donnent une véritable force à la contestation. Ce n’est pas la simple addition des mécontentements légitimes, qui assurent une unité fondamentale et solide à un mouvement. Ce n’est pas non plus l’unité émotionnelle –même si elle compte- qui le consolide. Mettre au jour –sans crainte de perdre une unité de façade- les divergences dans les conceptions qui animent ces mécontentements, pour les conjoindre en un discours cohérent et pertinent pour la majorité , peut assurer la réussite d’un mouvement de cette ampleur. La mise en évidence par une analyse scrupuleuse de points de vue différents, établie sur le travail d’évidement qui doit les concerner tous sans exception, ne doit en aucun cas signifier la victoire de l’une ou de l’autre des conceptions sur les autres.
Ainsi, il n’est plus la peine de dissimuler les divergences pour donner l’illusion de l’unité. Une unité peut se faire sur la base de divergences théoriques et politiques, à la condition que ces divergences soient élucidées au mieux et sans concessions, ni compromissions. Le souci d’exhiber une unité sans faille provoque à terme une inhibition intellectuelle, préjudiciable au mouvement et à son objectif principal. Quant à la pertinence et la cohérence d’une conception, elles ne doivent pas lui donner une quelconque supériorité, induisant la mise au silence des porte-parole des autres interprétations prenant part au hirak. Distinguer les personnes des conceptions qu’elles présentent et défendre la parole, qui confirme la condition d’être parlant, est une nécessité d’ordre éthique. Elle offre l’avantage d’affiner les fondements de sa propre conception, qui ne peut se présumer juste d’emblée et a priori. C’est ainsi qu’il devient possible de tenir des débats respectueux de la parole de chacun (e ) sans l’identifier et le confondre avec la conception qu’il défend, laquelle lui assure un semblant d’identité, en vue de le combler en vain. Ceux qui vainquent ne sont pas ceux qui gagnent la mise, dans le but ensuite de faire taire les vaincus. Celui, celle qui détient un pouvoir ou un savoir reste un être parlant au même titre que l’ignorant( e ) ou le (la) subordonné (e ). Cette condition d’être parlant transcende toutes les identités sociales dont chacun ( e ) se pare pour se convaincre de ce qu’il est, alors que son être véritable lui échappe quoi qu’il fasse et quels que soient les attributs qu’il se donne légitimement, ou s’accapare illégitimement, voire illégalement. Illégalité et illégitimité jalonnent le parcours des paranoïaques en quête d’être, définitivement réalisé et installé, pour qu’il soit surtout enfin reconnu par les autres, quitte à l‘imposer par la force.
Je me résume : face au soulèvement spectaculaire d’une grande majorité du peuple algérien, dont le réveil a surpris, tant il semblait léthargique et soumis à la dictature des forces de l’argent, associées à celles qui détenaient le pouvoir politico-institutionnel, une partie de la mafia s’est « rachetée une conduite » en réussissant à « épurer » et à « assainir » ses rangs en mettant hors d’état de nuire ceux en son sein qui se sont montrés trop arrogants et « intouchables », protégés qu’ils étaient par la toute-puissance d’un BOUTEFLIKA, au sommet de sa mégalomanie et de sa paranoïa.
La résistance du hirak, aussi efficace fût-elle quant à la mobilisation des masses, s’est avérée inefficace face à la détermination d’une partie de la mafia militaro-politico-financière à perpétuer ses pratiques, notamment en organisant des élections et en « élisant » un président de la république, répondant aux ordres des chefs d’une mafia qui va s’éloigner du terrain, pour se contenter de téléguider à distance des marionnettes acquises et soumises à leurs diktats. Habituée à traiter avec des paranoïaques, elle n’aura aucune peine à recruter son nouveau personnel parmi ceux-ci, qui dissimuleront derrière de nouveaux discours, inspirés du hirak, les méfaits du capitalisme sauvage soutenu et mis en « musique » par cette même mafia, inculte, avide et cupide.
Un bouleversement intellectuel, fondé sur des conceptions qui rompent avec la logique maîtrisée par la mafia et ses appareils institutionnels, qui contamine de proche en proche tous les rapports sociaux, est nécessaire. Ainsi, la paranoïa , très contagieuse, tend à pervertir toute critique en persécution, déclencheuse de réactions agressives et impulsives, se réclamant d’un « hyper ou d’un super-virilisme », qui disqualifie toute parole, et exclut par là même toute réflexion sérieuse. Parmi les aspects qui sont appelés à être bouleversés, il y a les illusions narcissiques qui consistent à faire et à laisser croire que ce qu’on croit être , et qui procède du paraître, issu de l’absence radicale d’être, équivaut à l’être. Or, c’est parce qu’il échappe, fqu’il assure l’existence et fait l’histoire de chacun et de tous. En vérité, l’être qu’on cherche à imposer par un virilisme mégalomaniaque montre bien au grand jour, et malgré les illusions qu’il nourrit, que c’est uniquement le paraître (« parêtre »= être toujours à côté de l’être, sinon on se retrouve « à côté de la plaque ») qui le fait exister et libère sa vie de l’obsession de le réaliser. Même si on réussit sa vie socio-professionnelle, l’être n’est jamais atteint, et cela se manifeste à travers les différents troubles affectifs et subjectifs qui jalonnent une vie. Dans notre langue algérienne, la notion de « haff » (feinte/feindre) est assez métaphorique pour rendre compte de cet état.
Plutôt que de continuer à entretenir l’illusion que, seul un « super virilisme » peut terrasser le virilisme mafieux, il vaudrait mieux partir de cet atout du hirak, qui a évité les actes de violence, pour promouvoir des lectures de la situation d’ensemble, et affiner toujours plus leur cohérence et leur pertinence conceptuelles et logiques. C’est en proposant de telles lectures et en les soumettant à des examens critiques répétés, sur la base d’instruments conceptuels clairement définis et non d’a priori idéologiques préétablis, qu’un nouveau discours, et partant un nouveau lien social, peut advenir. En effet, ce n’est pas la puissance militaire qui a permis aux peuples algérien et vietnamien de venir à bout du colonialisme français et de l’impérialisme américain. C’est la justesse de leurs positions, rendues possibles par la construction d’un discours, fondé sur des concepts qui s’avèrent essentiels quant à l’élucidation de rapports de détermination complexes, caractérisant une situation historique. Sur le plan théorique, logique et politique, une immense tâche est à attendre de la part des intellectuels, qui doivent se déprendre de leurs schématismes partisans éculés, promettant des « lendemains qui chantent » et jouant après-coup les « saintes-nitouches », victimes des pratiques mafieuses, qui les dédouanent dès lors de toute responsabilité quant à leurs choix et à leurs orientations idéologiques. Malheureusement, la plus caricaturale des situations a été celle qui a concerné le marxisme. Vidé de sa logique imprédicative, comme le montrent les rapports entretenus entre la « valeur d’usage » et la « valeur d’échange », cette théorie si féconde a été stérilisée par des idéologues, dont la paranoïa l’a finalement dégradée en conception religieuse, assortie d ‘ « ukases », prononcés et prescrits par des « apparatchiks », dont le grade hiérarchique correspond à leur capacité et à leur savoir-faire pour réduire et pervertir les matérialismes historique et dialectique, en sacro-saintes platitudes, promouvant un matérialisme vulgaire, indigne de l’œuvre de Marx.
A suivre….
Amîn HADJ-MOURI
20/12/19