QUAND LE SOLEIL BRILLE, LA PRECIEUSE VACANCE DU
VIDE N’EST PAS PLUS ECLAIREE.
« Le propos m’est adressé, et le sens
vise ma voisine » (dicton algérien)
La période estivale me paraît propice au regain de vigueur du bilatère, qui peut aggraver les « coups de soleil », et autres insolations. Il est bon alors de retrouver quelque endroit, à l’ombre duquel il est possible de tempérer les ardeurs de la sphéricité, et partant de faciliter la libération de l’unilatère qu’elles renferment. Certes, cela requiert quelques efforts, notamment ceux qui sont associés au travail et à la mise au travail, stimulants pour le réveil et la mise en éveil.
La lecture d’un article d’Alain BADIOU, paru dans Le Monde du 14 /08/15, m’a amené à rédiger ce texte, en réaction aux propos qu’il avance sur le bonheur, le malheur et la satisfaction.
Il est navrant de constater qu’un auteur comme lui, reconnu et encensé par l’idéologie dominante et l’ordre établi, comme le modèle idéal de l’intellectuel de gauche, voire révolutionnaire, se satisfasse d’un simplisme aussi déconcertant, tant ses arguments restent de facture ontologique, qui procède d’un enfermement dans une conception bilatère, se traduisant par une opposition entre satisfaction et bonheur.
Alors que celui-ci représente un idéal réalisable par la volonté, la satisfaction, elle, se voit mise en position subalterne et dévalorisée ; au point qu’il attribue la revendication de la satisfaction à « la vision syndicale du monde », implicitement inapte à prétendre au bonheur. Comment peut-il soutenir un tel argument lorsqu’on sait que l’appétit féroce d’ogres de la plus value, condamne certaines populations à travers la planète,(même dans les pays riches) à la famine et à la mort ?
Alain BADIOU fait équivaloir le bonheur à la jouissance phallique toute, qui exclut l’interdit, au sens où l’objet obturateur – sur lequel porte la demande de bonheur- peut être disponible et offert par oblativité, contrevenant ainsi à « l’objet a, cause du désir » et à l’interdit qui le sous-tend et le soutient. Ainsi, pour BADIOU, le bonheur correspond à la réalisation totale de l’être, d’où son exécration du « désêtre ». Pourtant, il n’hésite pas à recourir au slogan lacanien qui enjoint de « ne pas céder sur son désir », lequel désir –au sens freudien- ne se peut concevoir sans l’impossible, inhérent à l’interdit de l’inceste, qui est intégré dans la structure signifiante, au sens où l’échappement du signifié, privilégie le fondement signifiant de toute chose, de toute réalité, participant ainsi au caractère moebien du « bonheur » des parlêtres. (pas de bonheur absolu ni ici-bas, ni dans l’au-delà, sans malheur !)
Son recours et son usage idéologique du discours analytique l’amènent à dégrader la structure signifiante en imputant l’impossible à des raisons sociales, alors qu’il ressortit à la structure subjective. Or, c’est bien sur cette complexe articulation qu’on attend de ce grand esprit de gauche, un éclairage inédit et encourageant. Faute d’analyse rigoureuse, il nous gratifie de cette sentence : « On vous interdit le bonheur et on vous enjoint de vous contenter de la satisfaction. Vous obéissez. Telle est la racine subjective du conservatisme.»
Certes, pour lui, le bonheur est toujours à l’ordre du jour de la conception révolutionnaire qu’il croit incarner. Son accession reste cependant tributaire de « la limite entre le possible et l’impossible », laissant entendre que cet impossible est uniquement l’œuvre des « maîtres du monde », auxquels il faut s’opposer pour « ne pas se laisser imposer des impossibilités abstraites et générales ». Ainsi, il convoque la psychanalyse et se réfère à la subjectivité, et au lieu de nous libérer de l’univocité explicative, il finit par « patauger » dans un
marais idéologico-ontologique, qui entrave et fait échec à la logique moebienne du discours analytique. C’est pourtant la psychanalyse qui incite à mettre en continuité des arguments, relevant du bilatère, avec les autres dimensions qui en ressortent, s’en dégagent et qui donnent accès à l’unilatère, comme dépassement, sans exclusion de ce qui les a engendrés. Le plaisir d’une juste théorisation, associée à l’affranchissement d’une idéologie ontologique -fût-elle qualifiée de révolutionnaire- fait partie du bonheur, dès lors précisément que l’analyse a permis de rencontrer le « bon heurt » : à savoir l’impossible et toutes ses conséquences quant à la structure du sujet.
Parmi elles, il en est une essentielle à mon avis, et qui concerne l’objectalité en tant qu’elle met en œuvre les rapports du sujet à l’objet. A cet égard, les travaux de LACAN et les apports de MARX quant aux rapports entre Valeur(s) d’usage /Valeur d’échange, me semblent indiqués pour éviter les dérives réactionnaires d’une philosophie qui, malgré son pillage du discours analytique, reste incurablement sphérique, au même titre que les idéologies qu’elle dénonce, et quel que soit le degré d’hystérie qui peut accompagner ses manifestations oppositionnelles.
L’accès ou l’accession au bonheur, au sens de la réalisation de la complétude ontologique, ne peuvent être interdits par personne. Toute quête d’un tel bonheur est légitimée par le fantasme qui dicte un certain rapport à imposer et à instaurer avec l’objet, en vue d’atteindre cet objectif. Le « bon heurt », c’est la rencontre avec ce qui vient faire « tuche » et favorise l’émergence de la dimension de l’impossible, recouverte par « l’automaton », qui refuse le manque à être pour alimenter et cultiver ainsi l’automatisme de répétition, réfractaire au ratage. Cet impossible qui peut passer pour un échec du projet ontologique est en fait un succès pour le sujet. Il met en jeu le ratage essentiel, qui préserve le désir en tant qu’il remet en question le rapport objectal antérieur, motivé par l’illusion de complétude. Ce ratage essentiel est d’ordre structural : il permet de formuler la question suivante : comment pour chaque un et pour tous le bonheur peut-il se fonder sur ce ratage qui ouvre au désir tout en garantissant le manque à être comme fondement essentiel de l’existence subjective ?
En tout cas, ce n’est certainement pas ce ratage qui constitue ce que BADIOU appelle « la racine subjective du conservatisme ». Si conservatisme il y a, c’est bien dans sa conception du savoir qu’il se trouve, en ce sens qu’il le considère, non pas comme le révélateur de l’échappement du signifié, mais au contraire son instrument de maîtrise, évacuant par là même le primat du fondement signifiant de toute réalité. En effet, le développement du savoir en général et son évolution mettent en valeur le ratage, au sens où le terme définitif est constamment différé. D’où la nécessité de cesser de dégrader le savoir en le prenant pour pourvoyeur de sens qui équivaudrait au signifié. Parce que le savoir procède et met en jeu nécessairement le signifiant, les sens qu’il propose sont issus de représentations dont l’essence reste hors de portée, fatalement. C’est pourquoi il ne saurait être identifié à la vérité, définie comme la saisie et la maîtrise du signifié.
C’est à mon avis cette même logique qui est à l’œuvre dans la définition de l’amour que nous propose BADIOU, et qui infléchit considérablement l’asphéricité du discours analytique. Il reste rivé à l’aspect bilatère du fantasme et fait du sentiment amoureux le paradigme du bonheur, en tant qu’il « met à mal (votre) égoïsme conservateur fondamental : vous allez accepter que votre existence dépende intégralement d’une autre personne. »
L’amour est élevé au rang de parade contre le manque à être qui se voit obturé par un objet de complétude idéalisé, imposant la soumission et la dépendance, c’est à dire une aliénation représentant le paroxysme de l’égoïsme (narcissisme secondaire ou spéculaire), alors qu’il déclare que « tout d’abord le bonheur est fondamentalement égalitaire, il intègre la question de l’autre, alors que la satisfaction, liée à l’égoïsme de la survie, ignore l’égalité.» L’asphéricité contenue dans la formule lacanienne : « l’amour est le don de ce qu’on n’a pas », ne peut être intégrée par l’idéologie ontologico-sphérique d’un BADIOU.
Les objets sur lesquels portent aussi bien « la revendication » que « l’amour », représentent des métaphorisations (valeurs d’usage) de l’objet a, qui anime la métonymie essentielle de l’existence subjective (valeur d’échange), en tant qu’elle est fondée sur un manque à être inexorable et irréductible, car irréversible. Ce rapport métaphoro-métonymique assure l’articulation entre l’économie subjective et l’économie politique. Il contient une générosité certaine en tant qu’il aide à construire une analyste juste, au sens où il nous offre seulement en partage « l’éternel féminin », qui est un « désastre » pour les adeptes des idéologies sphériques, et dont la temporalité spécifique –qui est celle de l’inconscient- est constamment bafouée par les dérives fétichistes et fanatiques, produites et soutenues par le mode d’exploitation capitaliste.
Prétendre à une théorie révolutionnaire comme le fait BADIOU, ne doit pas consister, à mon avis, à faire accroire que le bonheur corresponde à la fin du manque à être et à l’accomplissement de la complétude ontologique, mais au contraire à promouvoir le fondement signifiant de toute réalité, en mettant l’accent sur l’inanité de tout sens à tenir et à maîtriser le signifié, autrement dit en montrant sans cesse l’incapacité foncière, structurale de tout et de tous les parlêtres de venir à bout de l’impossible. C’est ainsi que la réflexion sur la plus value pourra être reprise, dans un contexte heuristique nouveau, qui ne consistera pas in fine à renforcer implicitement ce qu’il dénonce bruyamment de manière explicite.
Même si on se rebelle et se soulève contre un état du monde et contre des opinions dominantes, cela ne signifie pas qu’on est affranchi de la doxa, qui participe grandement à l’atrophie du discours analytique, pour qu’il rejoigne et renforce le conservatisme réactionnaire, qui s’efforce par tous les moyens d’empêcher le passage du bilatère à l’unilatère, et ainsi de faire échec à l’inconscient. Accepter le monde tel qu’il est, s’y adapter au nom du réalisme, revient à transgresser la fonction négative et imprédicative propre à l’inconscient, avec le concours très actif de « psys », qui représentent « le menu fretin », issu de différentes théories aliénistes et aliénantes, et qui mettent en avant un destin immuable (fin de l’histoire a-t-on claironné à un moment), auquel il faut se soumettre tout en se débrouillant pour trouver sa place au soleil, et sans se préoccuper de la condition faite aux autres. Avec le concours d’enseignants de philosophie, idéologues patentés et encensés par la doxa, cette hégémonie de l’exploitation capitaliste sur l’ensemble de la planète, est identifiée à la démocratie, qui représente un idéal consubstantiel au bonheur, dont se repaissent ces intellectuels, à l’image de parasites sur le dos de gros prédateurs, à l’affût de la moindre proie.
Leurs incitations au renoncement s’appuient sur des arguments spécieux et fallacieux, qui prennent prétexte de la complexité de situations pour « manigancer » l’inhibition et l’impossibilité d’agir, fomentant et poussant ainsi à la déflagration de la violence, qui justifie les répliques tout aussi violentes de victimes, sans compter la légitimation des formes de répression étatique les plus viles.
La psychanalyse, et plus précisément la cure, est un lieu d’intégration de l’impossible : comme dimension essentielle de la structure du sujet qui est appelée à se manifester durant la tâche analytique, il offre la possibilité de bien cerner et de bien entrevoir ce qui ressortit au possible, tout en prenant en compte l’indécidable, à partir duquel on peut tenir cette gageure : le bonheur procède de son impossibilité même ! C’est celle-ci qui le fonde en tant qu’elle tient et met toujours en avant le manque à être, accompagnateur du désir dont il est en fait inséparable.
La richesse asphérique, capital inestimable obtenu par le travail analytique, favorise la prise de distance par rapport aux idéologies, qui confondent posture révolutionnaire et opposition hystérique, tout en se perdant dans un enlisement dans le bilatère, en attente d’un discours du maître salvateur, mais qui viendra en définitive, nourrir l’automatisme de répétition, comme pour donner raison aux animateurs des théories les plus rétrogrades, celles qui sont porteuses d’une carence dialectique moebienne, caractérisée par leur rejet de l’inconscient. Par ce biais, c’est le déni de l’impossible même qui est à l’œuvre, et qui est créateur de malheur. Ce n’est donc pas en excluant cette dimension que l’accès au bonheur est ouvert, que ce soit à tous ou à chacun, bien au contraire !!!
Amîn HADJ-MOURI
24 /08/2015