Laure THIBAUDEAU – « Au coeur de la passe, les passeurs.

Vous trouverez ici le texte de Laure Thibaudeau, en préparation du colloque sur la passe « les fins de cure: la poursuite du désêtre. »

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COLLOQUE AECF 2015 LILLE

Les fins de cure : la poursuite du désêtre.

 

Au cœur de la passe, les passeurs.

Laure Thibaudeau

 

 

J’ai proposé de vous parler des enjeux que soutiennent les passeurs dans l’expérience de la passe parce que c’est ce qui a ouvert une réflexion de fond, sur la passe et sur sa procédure, dans l’association dont je suis membre (l’APJL). Tout a commencé sur la trace qui pourrait exister du témoignage spécifique d’un passeur dans la réponse du cartel.

L’accent a donc été mis en premier temps sur la fonction des passeurs. Première constatation : la très grande majorité des  passeurs qui ont participé à l’expérience de la passe, et l’ont mise en fonction, l’ont vécu comme un moment exceptionnel, une rencontre ouvrant sur une dimension insouçonnée, bouleversant les liens habituels, et suscitant une sorte d’élation. Celle-ci  a pu se traduire, quelque temps après, par une demande de passe. Nombre de passeurs parlent d’une liberté nouvelle, non sans éthique et rigueur. Chaque passe en est le lieu.

Il y a un lien particulier qui se tisse entre le passant et ses passeurs : lien d’estime, de complicité, d’amour, de haine, etc… ; cette partition peut se faire sur les passeurs : l’un est aimé, l’autre support de méfiance. C’est une charge d’une grande responsabilité dont les passeurs se sentent investis. Au point qu’il est arrivé que d’aucuns, confrontés à cette responsabilité, aient préféré se retirer, compte tenu des évènements qu’ils traversaient dans le temps même où ils ont été tirés au sort. Certains aussi ont été désavoués dans l’après-coup de la passe par leur passant.

Car l’échange passant- passeur, toujours délicat, peut aussi être complexe, voire hostile. Il n’y a pas toujours rencontre, entre le passant et le passeur. (je le mets au singulier car chaque rencontre est singulière, dans la passe), soit parce que le passant « n’y est pas ». Dans ce cas il vient  déposer le savoir qu’il a tiré de sa cure, sans s’adresser particulièrement au passeur, tiré au sort, donc quelconque et non pas quelqu’un, pour lui.

Le passeur, aussi, peut « ne pas y être », pour plusieurs raisons qui ne le disqualifient pas pour autant de sa désignation (par exemple comme énoncé plus haut). Deux passeurs en cela sont très utiles, et il n’est pas rare que l’un soit « la cheville ouvrière » de la passe. Il est cependant une raison qui, dit Lacan, le déshonore. On y reviendra.

La rencontre entre le passeur et le passant n’est pas toujours bonne. Il y a un risque, qui fait la précarité de la passe.

Lacan dit « d’où pourrait donc être attendu un témoignage juste sur celui qui franchit cette passe, sinon d’un autre qui, lui, l’est encore, cette passe ? » Il s’agit donc pour le passant de donner ses cartes à l’autre, le semblable, celui du lien social. Mais aussi à un autre comme lui, spéculaire, un double, unheimlich . De cette rencontre avec un autre, Lacan attend un « précipité ». Mais il n’est pas impossible qu’il se produise un effet de miroir, auquel le passeur, en tant que sujet, ne peut se soustraire,  et que, pris dans  l’imaginaire, il n’arrive pas à recueillir le réel qui est en jeu. C’est l’aléatoire de la passe. Comment le passant peut-il alors s’adresser à son passeur ? Comment va fonctionner le deuxième passeur ? Les énoncés du passant ne sont pas forcément homogènes de l’un à l’autre, et la façon dont sont reçus les témoignages a une incidence sur eux.

Car la passe n’est pas écrite à l’avance. Elle s’écrit, elle s’énonce, elle se construit, elle s’invente. C’est une expérience de création « ex nihilo », au sens où tant que le passant ne l’a pas faite, elle n’existe pas.

Elle existe, à être dite aux passeurs. Deux éléments la constituent donc : le passant et les passeurs. Ils sont la passe. Mais pas de la même façon : l’un la franchit, et  pour la franchir il lui faut celui qui peut témoigner qu’il l’a franchie. Qu’il est « affranchi ».

C’est un événement exceptionnel, un lien d’humain à humain, un lien social inouï. Je fais l’hypothèse qu’il s’agit là de ce lien social jamais encore advenu dont parle Lacan. Il y a un voisinage entre le passant et le passeur,  qui peut être d’une grande proximité, parfois à leur insu. Il est réel, mais il se peut qu’il produise des flambées imaginaires. Les textes de Lacan sur la passe sont eux-mêmes ambigüs entre le passant et le passeur. De ce point de vue « la note sur le choix des passeurs » est exemplaire. Ce qu’il y dit concerne tout aussi bien l’un, ou l’autre /et l’autre.   Comme pour le mot d’esprit, il faut qu’ils puissent s’entendre….

A ce point il est important de distinguer les moments de passe, qui ont lieu dans la cure, et la procédure de la passe, L’expérience de la passe n’a rien à voir avec l’expérience de l’analyse. Dans la passe il n’y a pas d’analyste, pas de sujet supposé savoir, pas d’Autre à qui se référer, pas de direction (de la cure). Ce qui fait office de boussole est une autre « dit-mension », dit Lacan dans « La note sur les passeurs ». C’est à dire « celle qui comporte de savoir que l’analyse, de la plainte, ne fait qu’utiliser la vérité », même s’il n’est pas assuré que ce soit « au service d’un désir de savoir ».

Dit autrement dans  Les Ecrits Techniques, à propos de « toute parole formulée comme telle, ce n’est pas qu’elle s’affirme comme vérité, mais plutôt qu’elle introduit dans le réel la dimension de la vérité ».

Dans « le stade du miroir », « la psychanalyse peut accompagner le patient jusqu’à la limite extatique du « tu es cela », où se révèle le chiffre de sa destinée mortelle, mais il n’est pas en notre seul pouvoir de praticien de l’amener à ce moment où commence le véritable voyage ». Ce dont va témoigner le passant, ce n’est pas donc tant de sa cure, que de là où sa cure l’a laissé, là où « commence le véritable voyage ». Il s’agit « d’avancer avec les questions que l’on me pose sur les questions que je me pose », a pu dire un passant.

Si la passe est hors cure, pour autant elle n’est pas sans la cure. Elle lui est supplémentaire.  Elle répond au fait que la psychanalyse n’est pas transmissible, selon les modes habituels de transmission.  Les examens de passage pour consacrer l’analyste professionnel de certaines associations évacuent la découverte de ce désir inédit, ce « pari fou «  à partir duquel un analysant s’autorise à occuper la place de l’analyste pour d’autres. Il ne s’agit pas de désirer être analyste, dans la visée d’une assise professionnelle au terme d’une longue analyse, mais d’un désir particulier. « Il n’y a de psychanalyste qu‘à ce que ce désir lui vienne, soit que déjà par là il soit le rebut de ladite humanité ». (Note italienne).

Quelque chose, qui est interne même à la structure du discours, empêche que la vérité puisse se dire toute : c’est le réel, point d’indicible et d’irreprésentable que le signifiant ne peut recouvrir complètement. C’est la rencontre de ce point, de ce trou, au-delà du mi-dire, qui fait de l’analysant un rebut.

« S’il n’en est pas porté à l’enthousiasme, poursuit Lacan dans la Note italienne, il peut bien y avoir eu analyse, mais d’analyste point ». C’est la marque de ce rebut que ses « congénères » doivent trouver, et que la passe illustre : « assez dit Lacan pour que les passeurs s’y déshonorent à laisser la chose incertaine, faute de quoi le cas tombe sous le coup d’une déclinaison polie de sa candidature ».

Ce qui est déshonorant pour un passeur, c’est de s’en tenir au savoir acquis, de la théorie, en évitant de se prêter à l’invention de savoir que risque le passant, et qui le concerne tout autant. Il se met alors en position de fonctionnaire du savoir, dans une simple fonction d’enregistrement, ou de psychanalyste, ou de contrôleur, ou d’universitaire, et décline l’expérience du passant comme un cas. (A propos du terme de fonctionnaire, il y a encore une ambiguïté dans la « Note sur les passeurs ». Il y est question de la production possible à la fin d’une analyse « d’un fonctionnaire du discours analytique, qui n’est pas pour autant indigne de la passe, où il témoignerait de ses premiers pas dans la fonction ».

Je l’interprète ainsi : le fonctionnaire est celui qui met en fonction, qui fait fonctionner le discours analytique. Mais pour être Analyste de l’Ecole, il doit témoigner de ce qui lui permet de faire fonctionner le DA).

De quoi s’agit-il de témoigner ?

Le sujet entre en analyse avec un symptôme, qui a deux faces. L’une qui ne cesse pas de s’écrire, et qui, en tant que telle, fait le sens du symptôme. Mais  le sujet n’en connaît pas la vérité,  car quelque chose ne peut pas se dire, et laisse le symptôme hors sens. Le symptôme donne au sujet un mode d’être qui le fait souffrir et en même temps le singularise. Pour tenter de le résoudre il place son analyste en sujet supposé en savoir un bout sur son symptôme, et entre dans une névrose de transfert lui masquant le manque dans l’Autre. Il éprouve son manque-à être en donnant consistance à l’Autre. L’analyste fait pour lui semblant d’objet, et supporte sa division subjective. Dans ce lien entre division subjective et objet a, l’analysant déplie son fantasme.

Jusqu’au moment où, dans l’analyse, souvent par un événement contingent, ou un acting out de l’analyste, lui apparaît le manque structural de l’Autre, un défaut de signifiant qui le barre, et prive l’Autre d’être. C’est un choix du psychanalysant.

Lacan dit que le psychanalysant ne peut épargner le désêtre au psychanalyste. Et même, « Il lui en porte le coup. » Cette contingence a pu se reproduire à plusieurs moments dans la cure avant qu’il ne consente à la prendre en compte. Car le sujet peut, dans son horreur de savoir, repousser ad aeternam cette rencontre avec le trou qui vide l’Autre.

Ce qu’il aperçoit par  le désêtre de l’analyste, et qui se dévoile à lui, c’est la sorte d’objet qu’il a été pour l’Autre, dans le temps même où il chute. Il saisit un savoir sur l’objet dont il s’agit, au moment où il découvre que celui-ci n’est ni à lui (tel qu’il l’a prélevé sur l’Autre), ni à l’Autre. Cette chute de l’objet le fait déchoir de son fantasme, dit Lacan, (S/a) et  du coup le destitue en tant que  sujet.

Elle fait surgir un point de solitude,  voire de désolation , que le sujet a rencontré dans ses toutes premières expériences de vie et que Freud a désigné sous le terme  d’Hilfosigkeit , une détresse sans recours, face à la mise en lumière de ce rien, quand l’enfant cède le sein auquel il est appendu comme une part de lui-même. « Qui pourrait mieux que ce psychanalysant dans la passe, y authentifier ce qu’elle a de la position dépressive ? », dit Lacan.

 

Reste la vérité, celle qui est restée ignorée du sujet, parce qu’elle ne peut pas se dire.  Dans cette opération, elle convoque l’être, du côté du réel du symptôme. Rappelons que le symptôme est un événement de corps.  « Qu’il y ait quelque chose qui fonde l’être, dit Lacan, c’est assurément le corps ». Le symptôme, qui, révélant l’inconsistance de l’Autre, tout en la bordant, donne au sujet son être de savoir.

La rencontre avec le manque dans l’Autre, qui fait  « désêtre » l’analyste, et provoque  la destitution subjective de l’analysant, le fait « être plutôt, et particulièrement fort ». (Discours à l’EFP).

Cet effet d’être, c’est le réel  qui le produit, c’est le rebut, ce qui reste, inarticulable, innommable. « Le symptôme apparaît comme la marque non réductible de l’impossibilité pour un sens, quel qu’il soit, de résorber le réel. C’est la place du rebut. Là où la question « qui suis-je ? » portée par le sens du symptôme échoue irrémédiablement » écrit Pierre Bruno.

Que le sujet sache être un rebut, et qu’il en soit porté à l’enthousiasme, voilà ce qui doit s’élaborer dans la passe.

Là se fait l’invention de la passe, et c’est ce dont doit témoigner le passeur.

Qui, rappelons-le, a fait surgir le désêtre de l’analyste, et se trouve frappé par la destitution subjective.

Patricia Seunier rend compte dans un texte de son expérience de passeur : un petit incident dans lequel tout d’abord elle ne s’est pas reconnue a bouleversé sa cure. « Quelque chose », dit-elle, a volé en éclats, son savoir sur elle. De ce qu‘elle aperçoit, il y a pour elle à dire, « un savoir inanticipable ». Elle ne pense pas encore au dispositif de la passe pour elle. Dans sa rencontre avec les dits du passant, elle s’éprouve comme une plaque sensible, avec un « résonner » dans son écoute du  témoignage du passant. Mais il lui est impossible de juger ou d’évaluer ce qu’elle recueille. Il y a une part opaque, dans ce qu’elle entend, mais aussi quelque chose de « trop proche de sa propre expérience ».

Dans la formalisation de son témoignage devant les cartels, elle éprouve de sa responsabilité de se laisser traverser par la singularité de l’énonciation du passant, avec ce qui lui est apparu saugrenu, ou embrouillé ou partiel, aussi bien que  ce qui lui a paru lumineux.

Sa fonction, elle la vit comme « fabriquer la passe » avec le passant et ses dits.

Pour elle, entre le point où le passeur est désigné et le point où le passant a demandé la passe, il y a un espace dans lequel peut se déposer le témoignage.

Ce qui peut s’y faire reconnaître c’est le rebut singulier qu’est devenu le passant,  et qui s’entend dans l’énonciation du passeur. Le passant en a-t-il été porté à l’enthousiasme ? C’est ce que le passeur peut transmettre, même à son insu.

Il n’est pour autant  pas à même de juger s’il y a eu« un savoir sans sujet », et de dire s’il y a « de l’analyste ». cela, c’est de la responsabilité du cartel de passe.

 

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