Psychothérapie institutionnelle, capitalisme et pulsion de mort
Joseph MORNET
LILLE, 25 novembre 2017
« Qu’est-ce qui a fait défaut à la psychothérapie institutionnelle pour qu’elle soit si vite délestée de ses deux matrices théoriques d’origine ? ». La question des organisateurs a le mérite d’être franche et brutale ; d’autant plus qu’ils la confrontent au constat d’un corps social livré « au déchaînement de la soft barbarie capitaliste ».
En faisant allusion directe à la psychanalyse et au marxisme, l’argument interpelle la psychothérapie institutionnelle sur un de ses fondements principaux : la théorie de la double aliénation constitutive de tout humain. En quoi aurait-t-elle fait défaut ? et pourquoi ? Et si, pourtant, elle représentait encore le meilleur outil face au déchaînement évoqué plus haut ?
La double aliénation renvoie inévitablement aux deux livres qui accompagnaient François Tosquelles lors de son arrivée à l’hôpital de Saint Aban en janvier 1940 : la thèse de Jacques Lacan, « De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité » et l’ouvrage de Hermann Simon, « Pour une thérapeutique active à l’hôpital psychiatrique ». Dans le premier le psychanalyste montrait que la folie, loin de renvoyer à de l’insensé ou du déficitaire, constitue au contraire une création d’être-au-monde faite par un individu en menace de disparition ou d’éclatement.Dans le second, le psychiatre allemand analyse les trois maux qui menacent le soin psychiatrique : l’inaction du patient, son préjugé d’irresponsabilité et l’ambiance institutionnelle défavorable. Il propose trois remèdes : redonner liberté et responsabilité au malade, et « soigner » l’institution. Nous y trouvons les germes de la double aliénation. L’une concerne l’homme dans son rapport à lui-même. La seconde touche à sa relation à autrui.
Ces deux rapports d’aliénation constituent un invariant de la condition humaine. Ils connaissent cependant des variations au fil du temps : quelles sont ses configurations contemporaines ?
Nous allons découvrir que la « soft barbarie capitaliste » actuelle dessine une nouvelle forme d’aliénation sociale qui n’est pas sans rappeler dangereusement les déshumanisations prônées naguère par le IIIe Reich. En même temps, l’aliénation mentale soumise désormais aux nouveaux impératifs de « santé mentale » et dûment référencée à des grilles de classifications internationales se trouve enchaînée dans les rets d’un nouveau biopouvoir.
1 – L’aliénation sociale : capitalisme et pulsion de mort
La découpe à l’infini des mécanismes d’évaluation
Les pratiques de soin doivent désormais passer par leur formatage dans des grilles de protocolisation. Elles découpent les actes cliniques dans des lamelles de plus en plus fines pour permettre leur évaluation et les faire tendre vers une perfection infinie. Cette exigence pourrait sembler s’apparenter à celle d’un diktat religieux ramenant toujours l’homme à son imperfection devant son Dieu ou, encore, à celle, plus athée, du rappel du constat kafkaïen que « nul ne peut être parfait devant la Loi ». En fait, elle s’enracine bien plus prosaïquement du simple emballement monstrueux d’une Raison bureaucratique soucieuse de tout maîtriser et contrôler. Dans ce vertige de toute puissance logique, elle oublie le paradoxe du philosophe présocratique Zénon d’Elée qui arrive, ainsi, à démontrer qu’Achille lancé à la poursuite de la tortue n’arrivera jamais à la rattraper, pas plus que la flèche de l’archer n’atteindra sa cible. A chaque fois il est possible, pour la raison, de découper en deux l’espace qui les sépare de leur but. L’espace étant divisible à l’infini, il restera toujours une moitié de parcours à effectuer : la tortue, comme la cible, restent pour toujours inatteignables. « Il y a deux éléments à distinguer dans le mouvement, corrige pourtant Bergson, l’espace parcouru et l’acte par lequel on le parcourt ». L’espace est une quantité et est, donc, divisible à l’infini. Le mouvement, lui, est d’un autre ordre : il est une qualité
Les démarches d’accréditation n’obéissent qu’au modèle logique quantitatif. Ce qui importe à la Haute Autorité de Santé (HAS), n’est pas la qualité du soin mais seulement la possibilité de découper son trajet en de multiples espaces quantifiables et évaluables. La cible à atteindre a depuis longtemps disparu de la préoccupation de ses gestionnaires : la qualité qu’ils revendiquent n’est ni celle du soin, ni celle de son acteur, c’est seulement celle du parcours. Lui seul peut leur garantir la maîtrise totale du soin.
Les nouvelles classifications internationales de la psychopathologie procèdent de la même logique. En découpant à l’infini les troubles mentaux, ils espèrent en établir un recensement parfait. Cependant leur construction, à l’image de la tour édifiée à Babel, n’en finit pas de monter : chaque nouveau trouble répertorié en fait apparaître un autre qui échappe. Le DSM a ainsi multiplié par 4 le nombre de ses troubles depuis sa création en 1952. Est-ce lié à une augmentation de la morbidité de la population ? Bien sûr que non. L’outil, seulement, est contraint de gagner de plus en plus de champ pour espérer s’affiner de plus en plus en étendant son champ sur des événements jusqu’ici considérés comme naturels. Les règles de la femme sont porteuses de troubles de l’humeur, la vieillesse devient « trouble cognitif mineur » et la tristesse devient désormais pathologique au bout de 15 jours alors qu’elle pouvait atteindre 2 mois dans le précédent DSM.
Le paradoxe de Zénon d’Elée contient une autre métaphore : celle de notre vie elle-même. Nous en situons l’origine et nous en savons la fin. Toute la trajectoire singulière de l’histoire de chacun se passe dans « l’entre deux ». Notre société n’aime pas la mort. Tel l’anatomiste à l’aide de son scalpel, elle découpe la vie en maints espaces maitrisables espérant ainsi éviter la question de son terme. Elle « retarde la mort par l’allongement du chemin » comme l’écrivait Bernard Maris, lui dont le chemin a été si brutalement interrompu le 7 janvier 2015.
C’est ce qui fonde le primat des approches cognitives et comportementales : elles ouvrent la possibilité de la transparence des mécanismes de la vie, de leur réparation en cas de besoin et de l’anticipation de l’arrivée « d’événements indésirables » ainsi que les qualifie les items d’accréditation. C’est ce qui ouvre tous les rêves transhumanistes.
Mené à son extrême, ce refus de la mort tue doucement toute forme de vie. A la manière de Narcisse, la HAS finit par s’abimer dans la contemplation de la perfection du système qu’elle met et se détourne totalement de la vie réelle.
N’est-ce pas dans la répétition que Freud situait la pulsion de mort ?
Capitalisme et pulsion de mort
Les démarches d’évaluation, à l’image du capitalisme, procèdent par répétition, accumulation et massification.
Leurs contraintes ne sont pas de l’ordre de la création et de la spontanéité. Elles se situent, au contraire, dans le prédictible et le formel, c’est-à-dire, dans la répétition du même.
Nos sociétés ont entrepris d’entasser de plus en plus d’informations et de données : il faut garder trace de tout à l’image de nos smartphones mitraillant trajets et visages. On pourrait ainsi mesurer l’accréditation en tonnes de papiers accumulés. L’utilisation de ces données semble secondaire. Les services secrets américains avaient enregistré un nombre inouï d’informations : ils n’ont pu empêcher les attentats du 11 septembre 2001. Londres détenait le record du nombre de caméras disposées dans les rues : elles n’ont pas anticipé l’attentat de juillet 2005. Et pourtant nous continuons à croire que le sanitaire, comme le sécuritaire, se font par accumulation.
Les inflations protocolaires rendent anonymes et interchangeables leurs acteurs. Elles multiplient les hommes « sans qualité » de Musil. Ils sont les outils idéaux de nos sociétés capitaliste néo-libérales : l’individu y importe peu. Seule compte la masse rendue disponible.
Citons à nouveau Bernard Maris : le capitalisme « est un moment sans autre finalité que celle d’accumuler des biens matériels et d’économiser du temps, ce temps que l’on est censé dérober à la mort »
Notre société promeut à la fois l’individu et le grégaire. Elle propose aux individus une jouissance narcissique extraordinairement élevée mais dans la double injonction de « posséder et de jouir », d’avoir à la fois « la bourse et la vie ». Notre humanité s’enferme dans la répétition de mécanismes de maîtrise donnant l’illusion de protection contre toute perte. Elle doit effacer, pour cela, tout ce qui « sort du rang ».
Nos sociétés ont ouvert une lutte prométhéenne contre le risque oubliant que le risque, c’est la vie. Bientôt la seule protection contre la mort sera la mise en hibernation dans l’attente de l’avènement d’une société enfin aseptisée. Nous retrouvons une autre caractéristique de la pulsion de mort : l’abaissement de tout seuil d’excitation et le retour à l’inorganique.
Une extermination douce
Freud conclut « Malaise dans la culture » par un inquiétant constat : « Les hommes sont maintenant parvenus si loin dans la domination des forces de la nature qu’avec l’aide de ces dernières il leur est facile de s’exterminer les uns les autres jusqu’au dernier ».
Nombre d’auteurs contemporains évoquent l’avènement d’une « culture de l’extermination ». Jean Clair, dans son livre « La barbarie ordinaire », montre comment le vocabulaire abstrait de l’efficacité technocratique de nos sociétés reprend les termes mêmes des officiers nazis. La mort d’un prisonnier dans un camp était comptabilisée sur les registres SS comme une « pièce » (einestück) manquante. Primo Levi raconte : « avec la précision absurde avec laquelle nous devions plus tard nous habituer, les allemands firent l’appel. A la fin l’officier demanda : « Wiewelstück ? » ; et le caporal répondit en claquant les talons que les « pièces » étaient au nombre de 650 et que tout était en ordre ».Nos systèmes actuels ont transformé depuis longtemps l’homme en pièce productive. On ne parle plus de gestion du « personnel » mais de « ressources humaines ». On ne licencie plus, on « dégraisse ». On parle de « gisement » d’emplois. Tout ce qui désigne la personne est amputé de son poids de chair et de singularité pour disparaître au profit d’un terme abstrait, anonyme et interchangeable. La « pièce », étymologiquement, est « le morceau détaché d’un tout » : devenue ainsi inerte et sans vie elle est échangeable ou jetable à merci.
Jean Clair établit également un lien entre l’invasion des sigles dans nos organisations technocratiques avec l’analyse de Klemperer dans « la langue du IIIe Reich » : « L’abréviation s’instaure partout où l’on technicise et où l’on s’organise … dans les tournures toujours nouvelles s’expriment la peur de l’homme qui pense, la haine de la pensée » ». Il ne craint pas de continuer : « un nazisme ordinaire, sans doute, distillé, moins virulent que le modèle. Un nazisme pourtant, aussi mortel à long terme ».
Jean Baptiste Paturet parle de « l’insupportable échec de la civilisation quand elle veut conduire au bonheur de l’humanité et qu’elle cherche à désintriquer la pulsion de vie et la pulsion de mort… Bonheur devient alors synonyme de barbarie dans le rêve fou de réaliser le fantasme d’un Tout Un, sans mélange et pur de tout contact avec l’autre déplaçant sur l’étranger la haine abyssale, l’horreur intime et la crainte du retour au chaos ».
Face à ce défi posé par cette « soft barbarie capitaliste » la psychothérapie institutionnelle se revendique depuis ses origines « comme un ensemble de méthodes destinées à résister contre tout ce qui est concentrationnaire ou ségrégatif » (Jean Oury). Pour cela, elle s’est forgée des outils. Le « club » permet la pratique et la gestion égalitaires de son cadre de vie. La transversalité ouvre les fatalités hiérarchiques et fonctionnelles verticales grâce circulation des personnes et des lieux. Ajoutons-y les concepts hérités de la théorie du groupe sartrienne : la différence série/groupe, la dialectique instituant/institué et la distinction entre praxis et pratico-inerte.
2 – Aliénation mentale et santé mentale
L’aliénation mentale se trouve englobée aujourd’hui dans une référence généraliste à la “santé mentale”. Le terme a opéré un retour en force depuis 20 ans. Sa concomitance avec l’irruption de nouveaux modèles psychopathologiques mêlant organicisme et prophylaxie sociale et mettant sous contrôle nos pratiques cliniques n’est pas sans inquiéter maints professionnels.
La santé mentale était pourtant née d’une lutte contre les pratiques psychiatriques jugées facteurs d’exclusion et de mauvais traitements. Edouard Toulouse avait créé La ligue d’hygiène et de prophylaxie mentale en 1920 pour ouvrir les soins psychiatriques à des prises en charge ambulatoires. Au lendemain d’une guerre mondiale qui avait vu l’Etat français laisser mourir de faim 50 000 malades mentaux dans ses hôpitaux psychiatriques, c’est au nom de la santé mentale que s’ouvre le secteur afin que « le système de santé mentale soit à la disposition de la population en toute circonstance»(Lucien Bonnafé). La même préoccupation était au cœur du développement de la psychothérapie institutionnelle et a présidé à la création de la fédération d’aide à la santé mentale Croix Marine qui, notons-le, vient de prendre nom de « Santé mentale France ».
A la même époque, en 1949, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) se dote d’une Unité de Santé Mentale définie comme « un état complet de bien-être physique, mental et social … qui ne consiste pas seulement en l’absence de maladie ou d’infimité ».
L’usage va progressivement disparaitre pour ressurgir en 1990 dans un contexte de politique du soin complètement renouvelée.
La bascule des années 1990
La loi de réforme hospitalière de juillet 1991 a amené une bascule radicale des politiques sanitaires en imposant l’évaluation dans tous les établissements de santé publics et privés. Ils sont soumis aux mêmes impératifs économiques et gestionnaires que toute entreprise de production. Avec le PMSI l’informatique devient l’outil premier de cette nouvelle politique du soin importée du Nord Amérique. La santé devient ainsi un produit économique comme un autre : il doit désormais être gérée avec les mêmes outils.
La spécificité de la psychiatrie et de certains de ses professionnels disparait dans le même temps. Le diplôme d’infirmier psychiatrique est supprimé en 1992. Les établissements psychiatriques sont soumis aux mêmes items d’accréditation que les services de Médecine Chirurgie et Obstétrique. La loi Hôpital Patients Santé Territoire de 2009 fait disparaître la psychiatrie comme entité spécifique. L’article 69, enfin, de la loi de modernisation du système de santé de janvier 2016 consacre l’extension du champ de la politique de santé mentale à l’ensemble de la société.
Une nouvelle approche de la santé mentale
En même temps que la santé mentale étend progressivement son champ, la nosographie psychiatrique est radicalement renversée. Les références classiques construites autour des notions de psychose et de névrose disparaissent au bénéfice des nouvelles classifications internationales au profit du concept généraliste de « trouble ». La psychopathologie n’est plus réservée aux seuls malades mentaux et aux lieux attitrés de leurs soins : elle concerne chaque citoyen dans le quotidien de sa vie. La validité des troubles répertoriés est assise scientifiquement par des experts s’appuyant sur leurs critères d’objectivité, de quantifiabilité et de mesurabilité. Elles excluent les approches humanistes traditionnelles jugées trop empiriques.
La santé mentale comme outil du biopouvoir
La santé mentale devient ainsi l’outil d’exercice d’un nouveau pouvoir que Michel Foucauld baptisait déjà « biopolitique ». Il s’appuie sur des dispositifs de contrôle des citoyens au nom de la protection de leur santé. La médecine, la psychiatrie et la psychologie en constituent les outils maîtres permettant la mise en place d’un « gouvernement des individus et des populations » (Roland Gori).
Le souci « biopolitique » étend sa protection jusqu’à la prévention. Il surveille l’enfant dès son plus jeune âge afin de débusquer la moindre anomalie potentielle qui sommeillerait en lui et la réparer avant même qu’elle n’apparaisse. Il privilégie les approches éducatives et médicamenteuses car elles permettent un plus rapide réapprentissage social y compris en psychiatrie où il devient le signe du retour à la santé. Ne nous a-t-on pas annoncé récemment la mise au point d’un antipsychotique disposant de capteurs permettant à l’entourage du patient d’en contrôler la prise ?
Attardons-nous, par exemple, sur les avatars récents entourant lesTDA/H (troubles du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité). Le diagnostic apparait en 1994 dans le DSM IV. Son auteur, le Docteur Léon Eisenberg, en reconnaitra tardivement la paternité, en 2009, dans un entretien accordé à l’hebdomadaire allemand, Der Spiegel. Il y avoue que le « TDAH est l’exemple même d’une maladie fictive » (« is a prime example of a fictitious disease »). Il n’avait formulé, à l’époque, qu’une hypothèse sur l’origine des comportements d’agitation en les reliant à une possible séquelle d’affection neurologique passée inaperçue mais ne l’avait jamais démontrée. Pourtant cette « hypothèse » a permis la prescription d’un traitement « réel » basée sur une amine proche des amphétamines commercialisée en France sous le nom de Ritaline et classée comme stupéfiant. Plus de 460 000 boîtes de Ritaline ont été vendues en France en 2015 à partir du diagnostic de TDAH.
Le 29 septembre 2017 l’association HyperSupers – TDAH France a organisé un colloque dans l’Université Paris Nanterre sur le diagnostic TDAH. La manifestation était subventionnée par quatre laboratoires pharmaceutiques Des professionnels ont vu leur inscription annulée et remboursée la veille de la journée au motif d’un souci de « maintien de l’ordre ». Ils s’y sont néanmoins présentés avant d’être refoulés par le service d’ordre. Pour eux, « un véritable scandale sanitaire se prépare … (qui) risque bien de ressembler à celui du Médiator, ou aujourd’hui à celui du Levothyrox ». Ils ne sont pas les seuls professionnels à tirer la sonnette d’alarme. Le pédopsychiatre Patrick Landman parle de « diagnostic fourretout … On est passé d’une entité sémiologique cohérente à une pseudo-maladie pharmaco-induite ». Le pédiatre neurologue américain Ricard Saul n’a pas hésité à y consacrer un livre en 2014 intitulé : « ADHD does not exist ».
Nous trouverions maints autres exemples. On a ainsi voulu imposer politiquement par prévention le Gardasil, vaccin contre le cancer du col de l’utérus ou la pose d’implants cochléairesdès le plus jeune âge. En octobre 2016, 93 parlementaires français ont déposé une proposition de loi pour interdire le packing dans le soin des autistes et en exclure les « pratiques psychanalytiques sous toutes leurs formes ».
A partir de l’invocation d’un bien public, le biopouvoir prescrit des pratiques et menace ceux qui s’y dérobent. Roland Gori dénonce, dans cette emprise, « une médicalisation de l’existence ». Patrick Coupechoux ajoute : « la psychiatrie s’occupait des fous, la santé mentale s’occupe de tout le monde, y compris les bien portants ».
La double aliénation au cœur de la santé mentale
L’aliénation mentale ne constitue pas le contraire d’une bonne santé mentale, sa version pathologique. Elle la fonde, au contraire, et fonde ainsi la vie de tout humain qu’il soit névrosé ou plus gravement fragilisé. Etre sain, c’est vivre avec ce qui constitue ses propres limites qu’elles soient mentales, physiques mais aussi sociales.
A l’occasion de chaque attentat, catastrophe, voire plan social, les gouvernements dépêchent des équipes d’aide psychologique mais, alors que l’événement traumatique nait dans une dimension collective, son « soin » s’opère, paradoxalement, dans un repli individuel. On dépêche des cellules psy lors d’attentats terroristes, de catastrophes voire de plans sociaux. A quelle dimension collective s’ouvre leur aide ? Une infirmière d’un service psychiatrique est violemment agressée par un patient qui tente de l’étrangler. Elle est reçue par la médecin du travail qui lui prescrit une psychothérapie et un arrêt de travail. L’infirmière refuse : ce qu’elle veut, c’est retrouver son équipe au travail. La solitude, à ses yeux, constituerait un second traumatisme.
Nous retrouvons les prémices de la psychothérapie institutionnelle : le soin ne peut désamarrer l’individuel du collectif, le mental du social. Seul ce nouage peut permettre à la santé mentale de se protéger de tout dévoiement de son utilisation et de sa réduction à des standardisations de comportements et des normalisations des pensées.
Il existe un glissement inéluctable lorsque l’on désarrime le social du mental, l’individuel du collectif. Même nos meilleurs concepts peuvent être alors détournés par nos nouveaux maîtres de la santé. La résilience est devenue signe d’une « santé positive » permettant de surmonter les pires contraintes sociales et professionnelles. La singularité est détournée au profit de la seule conquête de performance et de réussite.
La psychothérapie institutionnelle alerte depuis longtemps sur la relativité de la valeur de choses, François Tosquelles allant jusqu’à appeler à détruire toute activité dès qu’elle marche trop bien. Tout instituant est pris dans la nécessité de devenir institué : il est alors gagné par la dérive délétère du « pratico-inerte » c’est-à-dire sa chosification voire son utilisation inverse. Le secteur a paradoxalement ouvert la porte à l’extension biopolitique. L’ouverture de l’hôpital à l’extrahospitalier a amené la mort de l’intra hospitalier. Praticiens institutionnels nous savons tous la nécessité du maintien d’une vigilance instituante : « je ne prédis pas l’avenir, disait Lucien Bonnafé, je le travaille ».
Santé mentale et santé physique : « un lien vital »
Le fondateur des Jeux Olympiques, Pierre de Coubertin a transformé le vieil adage du poète Juvénal, « mens sana in corporesano », en « mens fervida in corporelacertoso » : « un esprit ardent dans un corps musclé ». La compétitivité et l’efficience devenaient ainsi le nouveau mot d’ordre de bonne santé.
Winnicott, en définissant le self comme un équilibre psychosomatique, est resté fidèle à la sagesse antique et ouvert la voie vers une définition de ce que pourrait être une bonne « santé mentale ». Elle ne pourra jamais se réduire à sa définition négative et organiciste d’absence de maladie. Outre les dangers d’eugénisme qu’elle contiendrait, elle constituerait une condamnation absolue de tous ceux qui souffrent d’un handicap en les enfermant dans statut d’infirmité définitive de leur humanité, sauf à accepter l’ersatz de prothèses ou d’implants. C’est le rêve que portent les transhumanistes : l’avènement d’humains libérés des limites apportées par l’infirmité, la douleur ou le vieillissement, voire la détermination sexuelle, grâce aux progrès de la biotechnique. L’homme bionique rêve de s’ouvrir les portes de l’éternité. Il risque plutôt d’engendrer des sociétés de nouveaux « bladerunners ».
La santé mentale réside dans l’inverse : elle repose sur la capacité de pouvoir composer avec la morbidité constitutive de notre condition d’humain fondamentalement limité et mortel. « Une analyse n’a pas à être poussée trop loin, écrivait Jacques Lacan vers la fin de sa vie. Quand l’analysant pense qu’il est heureux de vivre, c’est assez ». Le bonheur devient ainsi signe de santé. On est loin de l’utopie portée par certains psychanalystes transhumains d’un homme lavé de toute scorie organique ou mentale. L’important, ajoutait Lacan, est seulement d’amener chacun à « s’en débrouiller ».
Vers une troisième aliénation
A travers deux propositions, « la psychologie individuelle est d’emblée et simultanément une psychologie sociale », et « l’anatomie, c’est le destin », Freud nous invite à nouer les trois dimensions fondamentales de l’homme : le psychique, le social et l’anatomique.
De sombres et violentes querelles continuent à déchirer les professionnels de la prise en charge des autistes. D’un côté nous trouvons des défenseurs acharnés des approches éducatives et comportementalistes s’appuyant, le plus souvent, sur une approche organique de l’autisme et bénéficiant du soutien total des autorités politiques de santé. A l’opposé, nous avons des tenants de pratiques psychanalytiques axées sur des convictions d’un « tout psychique » et de la toute-puissance transférentielle. Au milieu, il y a ceux qui prennent des coups et se voient menacés dans leurs pratiques car leur expérience leur a enseigné que la complexité de l’autisme ne peut se satisfaire de telles réductions binaires.
La HAS a exclu les pratiques s’autorisant de la psychanalyse, ou de la psychothérapie institutionnelle du traitement de l’autisme. Ce sont pourtant elles qui ont su, les premières, jeter un regard sur le sort réservé aux autistes et aux psychotiques graves reclus dans les bas-fonds de pavillons psychiatriques.
Pierre Delion, votre illustre collègue lillois, demeure une des cibles sur lesquelles s’acharnent les attaques violentes des lobbys qui se sont développés autour de l’autisme. Dans son dernier ouvrage d’entretiens avec Patrick Coupechoux, « Mon combat pour une psychiatrie humaine », il livre, avec une grande humilité, une réflexion critique sans concession aussi bien des errements de certaines pratiques s’autorisant de la psychanalyse que des dangers que représentent celles basées uniquement sur des approches comportementales niant, in fine, les répercussions psychiques individuelles et familiales de l’autisme. Pour lui, l’approche de la complexité du fonctionnement de l’humain ne saurait se résoudre dans les choix binaires du tout organique ou du tout psychique.
Il semble reconnu aujourd’hui que les racines de l’autisme plongent dans des moments originaires de l’éclosion de la vie à un stade où la détermination organique tient une grande place et est susceptible d’entrainer de graves perturbations dans un psychisme encore bien primitif. Les répercussions affectives avec l’entourage familial et social sont considérables. L’autisme, plus encore que la psychose, pose donc de façon incontournable la question de l’ancrage organique de toute vie humaine et des interactions psycho/socio/somatiques. Il nous oblige du fait même à jeter un nouveau regard sur les aliénations que nous avons définies comme structurant notre humanité.
En conclusion : une dialectique circulaire
La binarité imposée à nos esprits par notre époque a remplacé la dynamique dialectique qui structurait la pensée des années d’après-guerre. Elle ouvrait l’opposition de deux termes à la naissance d’un troisième dans la dynamique ouverte : thèse/antithèse/synthèse. Désormais les propositions se définissent uniquement par l’exclusion de l’autre : une chose est ou n’est pas. « To be or not to be » n’est plus une question : c’est une affirmation, on est ou on n’est pas.
La dynamique institutionnelle des deux aliénations prenait sa source dans cette dialectique. L’aliénation mentale ne s’édifiait pas sur une exclusion du social pas plus que l’aliénation sociale du mental. Elle ne se définissait pas, non plus, dans l’exclusion du corps sinon à s’exposer aux dérives « psychanalistes » dénoncées plus haut
En énonçant notre destin inscrit dans notre anatomie, Freud nous rappelle que tout homme nait mortel, sexué, doté d’un patrimoine génétique spécifique et plus ou moins durablement marqué par les accidents organiques qui émaillent son développement. C’est sur cette base que s’élabore son psychisme puis son être social. Il est peut-être nécessaire, aujourd’hui, de redéfinir le jeu des aliénations non plus dans la seule dialectique mentale/sociale, mais dans une dynamique circulaire de nœuds à la façon des trois cercles lacaniens liant Réel/imaginaire/symbolique ? L’aliénation organique y prendrait place en se nouant aux deux autres déterminations sociales et mentales. Le « symptôme » serait alors ce qui constitue l’expression à un moment donné de la dynamique qui les unit : il constitue, comme le « syntone » lacanien, à la fois ce qui les manifeste et ce qui les fait tenir ensemble.
29 novembre 2017