DU COLONIALISME ET DE TOUS SES FUNESTES MÉFAITS
A LA « HOGRA »1 ET AUX « HARRAGAS »2 !
Je mets en ligne sur le site de l’AECF ce texte que j’ai rédigé rapidement pour exposer succinctement ma réflexion à Majid SAFOUANE, qui propose de mener un travail à propos de « Colonisation terminée et décolonisations interminables ».
« La religion, c’est comme l’alcool. Vous n’empêcherez pas les gens de boire tant que c’est pour eux un progrès » (BERTOLT BRECHT)
Je suis ravi que tu aies fait référence à CLAVREUL, qui met en garde contre les dégradations de la psychanalyse en idéologie, fût-elle humaniste. Sa réflexion me paraît juste et j’y adhère complètement, même s’il est toujours bon de préciser les termes qu’on utilise, tant les malentendus sont nombreux. Mais, comme je le dis toujours, au même titre que « les conneries », les malentendus sont inévitables, mais évidables. C’est sous ses auspices d’ailleurs que je vais te livrer quelques unes de mes positions théoriques –et politiques- que j’ai déjà présentées dans différents écrits, que tu peux d’ailleurs trouver sur le site de l’AECF LILLE.
Je continue d’ailleurs de les étayer et de les consolider afin de « compactifier la faille » (LACAN), qui leur sert de fondation et qui les libère de l’asservissement idéologique, fût-il progressiste. On sait depuis longtemps ce qu’est devenu le marxisme, par ex dans nos société maghrébines, à savoir une conception bilatère produite par des partis et leurs intellectuels organiques, devenus des experts en éradication de la logique unilatère, pourtant indispensable à une approche réellement dialectique, qui aurait pu les libérer de la logique qu’ils partageaient avec ceux qu’ils étaient censés combattre intellectuellement. Aussi peut-on se demander actuellement : comment libérer les rapports sociaux des ornières idéologiques, concoctées par des politiques, dont l’objectif consiste finalement à maintenir insue la subjectivité ? De même, la victoire armée contre le colonialisme et toutes ses exactions ainsi que ses crimes obscènes, ne signifie pas du tout fin définitive. Son impact idéologique insidieux infecte et infeste même la période postcoloniale. Sa mise en échec radicale doit, à mon avis procèder d’une analyse très rigoureuse de tous ses ressorts, notamment subjectifs, pour aboutir à la production d’un discours inédit, qui tienne compte sérieusement de la subjectivité en tant qu’elle n’est plus opposée à l’objectivité, ni identifiée au complément de celle-ci. Il nous appartient de nous appuyer sur la rupture épistémologique, opérée par le discours analytique depuis FREUD, et consolidée par LACAN.
Impulser un nouvel entendement, une nouvelle intelligence des rapports sociaux dans les pays du Maghreb, et notamment l’Algérie pour ce qui me concerne, requiert la convocation d’un discours inédit, celui de la psychanalyse, qui implique une responsabilité de taille, sur les plans intellectuel et politique. Et bien que je ne vive plus dans le pays qui m’a vu naître, c’est en son sein, que j’ai eu la possibilité de n’être pas, de ne pas être, grâce à ma langue maternelle, celle du Père au sens freudien, qui m’a révélé mon enracinement indéfectible dans l’ordre symbolique, et partant ma dépendance définitive et irréversible du signifiant, indispensable à toute langue. Cette dépendance civilisatrice transcende toutes les cultures et met au jour la nature métaphorique de celles-ci, qui peuvent non seulement la refouler mais aussi la forclore, sans parvenir cependant à abolir la condition de parlêtre, qui implique non plus l’individu ou l’homme –au sens générique- mais le sujet. L’ordre symbolique n’est pas un artifice, même si son incomplétude favorise les artefacts et les malentendus.
La rigueur conceptuelle du discours analytique, tel que LACAN l’a formalisé, est inhérente à la coupure épistémologique qu’il promeut à partir des autres discours, qui organisent des liens sociaux sur la base de l’éviction de la subjectivité en tant qu’elle met en évidence l’inconscient, perturbateur de l’harmonie et de la paix groupales et individuelles, auxquelles prétendent maintes idéologies, malgré leurs échecs retentissants. Aussi, si les idéologies sont inévitables pour délivrer des conceptions du monde, elles n’en sont pas moins « évidables », grâce notamment à la mise en évidence de leur fondement signifiant que voilent leurs considérations humanistes, généralement humiliantes pour le sujet, qui manifeste la négativité que lui confère l’inconscient.
Ainsi, on peut se demander comment peut-on à partir des discours dominants dans nos sociétés maghrébines, faire résonner la « béance causale » pour qu’elle devienne audible ou entendable et qu’elle ouvre la voie (x) à un autre entendement en libérant une Autre raison, issue de l’évidement de la raison classique –fut-elle celle des Lumières- à l’œuvre dans toute idéologie.
Sommes-nous condamnés au « Malaise dans la civilisation », alors que LACAN nous a offert le concept de « plus de jouir » qu’il a forgé à partir de sa lecture singulière du travail de MARX quant à la plus value ? Comment mettre au travail et à l’épreuve ce concept eu égard aux rapports sociaux qui prévalent dans nos sociétés ? Comment assurer et soutenir ce « plus de jouir » comme gain mettant en jeu le « manque à être », qui cesse alors d’être considéré comme une perte ou une amputation du pouvoir du moi ? Ce « manque à être » fait l’objet de « l’impensé colonial », renforcé par le colportage de l’idéologie dominante occidentale, identifiée au nec plus ultra de la modernité, alors que ses exactions ne cessent de se multiplier sur la planète. Cette modernité idéalisée se voit élevée au rang de modèle unique de la démocratie, sans lequel il n’y a aucun salut, alors que ses fondements sont viciés et minés à la base, puisqu’elle procède du néo-libéralisme capitaliste dont les mécanismes violents et outrageants de spoliation des territoires (colonialisme) et de l’exploitation des corps, dégradés en simple force de travail, justifiée par des préjugés raciaux, soutenus parfois par des arguments scientifiques, pour déshumaniser, et surtout désubjectiver, afin que la condition d’être parlant, elle-même, ne soit plus partagée par les dominants et les dominés. Evoquer cette condition de « parlêtre », signifie la mise en valeur de la « béance causale », qui impulse une autre logique, un autre entendement, mettant en pièces les ornières humanistes de l’universalité, qui nous ont assez montré combien elles ont participé, et participent encore, à l‘essentialisation des différences, tout en bafouant l’altérité. Ainsi, pour elles, l’autre est tellement différent que, même s’il est préférable de respecter ces particularités et particularismes, il n’est pas encore assez digne d’être reconnu et respecté comme parlêtre. Par ce biais, les dominants se libèrent de cette condition et de ses contraintes : ils rejettent leur propre altérité intime, à savoir l’Autre (l’inconscient, négation du moi), étrange et étranger, qui gît en eux et les aliène au point qu’il déclenche chez eux des manifestations qui leur sont incompréhensibles, même si elles proviennent d’eux. Aussi, la xénophobie, sous toutes ses formes, procède-t-elle de cette xénopathie, issue du rejet de l’inconscient et de la division subjective qu’il détermine.
Pour ma part, je définirai ainsi le colonialisme. C’est un système d’exploitation, engendré par le capitalisme et ses mécanismes subtils d’extorsion de la plus value, à partir de la mise à profit de corps, réduits principalement à leur force de travail et dépossédés de leur condition spécifique de « parlêtres ». Il se double d’un puissant arsenal idéologique, constitué et représenté par des spécialistes de l’impensé, qui lui permettent d’acquérir une légitimité dans les sociétés où il naît et se développe. Ainsi, auprès des populations autochtones, subissant déjà l’exploitation, ceux-ci font tout pour leur faire oublier et méconnaître leur triste sort, en les faisant goûter -de manière plus ou moins sadique- à la victoire sur des hordes d’étrangers, identifiés à des sauvages, et dont l’humiliation comme ennemis se verra compensée par l’apport généreux de la civilisation et des « Lumières » (Cf à ce propos les écrits de l’humaniste libéral, Tocqcueville sur les enfumades en Algérie). Dans un tel contexte, toute rébellion et toute lutte pour se libérer du joug économique et idéologique colonial, seront interprétées comme des signes d’ingratitude de la part de ces « colonisés », décidément « indécrottables », essentiellement, voire « génétiquement » réfractaires à la « civilisation ». Ce régime politique qu’est le colonialisme pervertit la question ontologique en laissant accroire que les vainqueurs, ceux qui méritent d’être dominants, ont le pouvoir de maîtriser et de détenir leur être, aux dépens des dominés, sommés de s’identifier à eux, tout en étant assignés à la place qu’ils leur ont configurée pour justifier la mainmise sur les terres et le système d’exploitation des corps, dépris de toute subjectivité. Cette aliénation politique et sociale est exclusive de l’aliénation signifiante inhérente à la condition de parlêtre. Amputés de l’être dont seuls se croient pourvus imaginairement les maîtres, les dominés, colonisés n’ont de cesse de vouloir eux aussi récupérer ce qui leur semble avoir été confisqué et spolié par les dominants, dont la puissance qu’ils ont acquise les immunise contre toute défaillance ontologique. Ils seraient indemnes du « manque à être », à l’inverse des colonisés.
La plupart des révoltes contre le colonialisme, aussi justifiées soient-elles, portent en elles les stigmates du piège idéologique, ourdi par ce régime, qui, en poussant les dominés à reconquérir et à recouvrer cet être chimérique et fantasmé, dont ils ont été spolié, les enferme en vérité dans l’exclusion du « manque à être » qu’il ne cesse d’entretenir et de soutenir. Détrôner ceux qui prétendent être des maîtres et qui s’affirment comme tels pour s’affranchir des contingences inhérentes à la condition d’êtres parlants, vont finir par être remplacés par ceux et celles qui convoitent la même fin : la fin du « manque à être », pourtant condition sine que non de l’existence.
Le pervertissement de la question ontologique, opéré par le colonialisme, a influencé les luttes qui ont été menées contre lui. Ainsi, en Algérie, si le colonialisme français a été vaincu, et les maîtres mis à bas, le piège idéologique, lié à la question ontologique persiste de nos jours, et continue encore à faire ses ravages : les maîtres indigènes ou autochtones (les frères) ont remplacé ceux d’hier, les étrangers, considérés comme vaincus. Ils leur ont emboîté le pas sans vergogne, toute honte bue. Ce n’est pas parce qu’elle se dissimule et se voile sous des aspects manifestes différents, que la lutte des classes a disparu. Il suffit de se pencher avec un peu de sérieux sur les années 90, dites noires, pour se rendre compte que la haine féroce qui s’est déchaînée dans la société algérienne, remet à l‘ordre du jour ce concept de Marx, non sans lien avec la question ontologique, toujours mal dite de nos jours. La « bien dire » nous incombe, notamment parce que les concepts analytiques, s’ils n’invalident d’aucune façon les éclairages proprement sociologiques, économiques et politiques, servent à évider ceux-ci en leur rajoutant la dimension subjective, qui fait d’autant plus défaut, qu’elle présentifie la précieuse dimension du vide que toute réalité contient, lui permettant ainsi de témoigner que le réel lui échappe, et qu’elle ne peut se confondre avec lui.
Cette logique de la subjectivité, initiée par FREUD et fondée en raison par LACAN à partir de la lettre qui confirme le « manque à être », peut aider à formuler autrement, et de manière plus explicite, ces questions redondantes et obsédantes autour de la conquête ontologique, baptisée quête(s) identitaire(s). La formulation incorrecte de la problématique en jeu dans ces questions, provient de ce piège idéologique mis en place durant la période coloniale : des idéologies de toutes obédiences et de tous bords politiques ont attisé les questions dites identitaires pour mieux imputer le « manque à être » au colonialisme (traumatisme), alors que lui aussi ne cherchait qu’à l’éradiquer en vain. Et au lieu que son échec aide à recouvrer ce concept, qui renvoie à la structure propre au parlêtre, chacune des idéologies de recouvrement identitaire, allant de ses spéculations plus ou moins perverses, a contribué à organiser un dénominateur commun : la récusation de l’altérité intime, propre à chacun et partagé par tous, (« troumatisme » LACAN), en raison de la condition d’être parlant, dépendant à tout jamais de l’ordre symbolique et de son incomplétude. Cette altérité bat en brèche toute unité imaginaire, exclusive de la division qui la sous-tend. Elle est, comme je l’ai déjà dit, l’Autre, l’étranger le plus familier, qui cohabite avec le moi. Et malgré la xénopathie de ce dernier, il ne peut rejeter l’Autre : même dans la psychose, cette opération est vouée à l‘échec. Les « formations de l’inconscient » matérialisent le discours de l’Autre, qui est en fait celui de l’inconscient.
Cette altérité ne caractérise plus l’autre, le différent de soi, l’étranger qu’on a tendance à essentialiser pour l’exclure de la condition d’être parlant. Elle est constitutive de la subjectivité, qui est une, mais qui s’exprime et se manifeste de multiples façons. Ce n’est pas cette variété, ce n’est pas cette pluralité qui justifierait la référence à des subjectivités, comme le pensent certains psychologues. La subjectivité et au jour l’inconscient et décentre le moi, de sorte qu’il s’affranchisse de tout essentialisme ontologique, tautologique, qui fait de l’autre (le semblable, le prochain) -parce que l’Autre est déchu et exclu- l’objet de discriminations et de mépris haineux, sous prétexte qu’il est identifié comme obstacle à la réalisation ontologique ou à l’accomplissement de soi, d’autant plus que le groupe, souvent allié à un surmoi féroce, ne cesse d’y contraindre et d’y pousser. La menace que représente l’altérité intime, mobilise toutes les forces sadomasochistes du surmoi pour espérer s’en protéger en vain, puisque le ratage omniprésent, s’avère le moteur de la répétition, c’est à dire de l’affirmation de la structure subjective.
L’altérité intime confirme à la fois l’absence radicale d’être et le ratage de toute quête de prédicats et d’attributs visant à suturer, à colmater l’incomplétude, qui procède de la dépendance du symbolique. Cette dépendance, indéfectiblement et indissolublement liée à la condition d’être parlant, est insupportable aux idéologies qui ne cessent de promettre, plus ou moins vulgairement, qu’elles ont le pouvoir de restituer l’être et son immanence imaginaire.
Cette altérité essentielle (l’Autre), constitutive de la subjectivité, porte le sceau indélébile de l’échappement et de la fuite de l’être (l’Autre est barré) qui se traduit par une négation infranchissable, nécessaire à l’existence : le non-être soutient l’existence de tous et de chacun (chaque un) en la libérant de tout essentialisme réducteur et appauvrissant. L’échappement matérialise le réel qui renvoie à sa vanité toute tentative de « sublimer » le ratage – dévalorisé parce que confondu avec l’échec de la prédicativité- pour s’en déprendre et s’en affranchir, alors qu’il s’avère impossible à éradiquer. Ainsi, si l’appel aux « Lumières » paraît judicieux, encore faut-il que celles-ci fussent quelque peu subverties pour qu’elles puissent éclairer l’absence radicale de fondement qui caractérise notre monde, définitivement soumis à l’ordre symbolique et à ses conséquences.
La transcendance du réel est mise en jeu par l’incomplétude du symbolique. Elle fait valoir et finit par imposer la catégorie de l’impossible qui procède de l’interdit structural en tant qu’il articule la nécessité de la fonction paternelle et la contingence, propre à la féminité. Et c’est cette articulation qui fait le sous-bassement du désir en tant qu’il récuse toute prescription objectale a priori. Son éthique ne s’embarrasse d’aucune considération morale, malgré l’insistance de nombreux représentants de l’idéologie dominante, parmi lesquels se comptent des cohortes de « trabendistes » (contrebandiers selon un néologisme algérien), qui s’adonnent au commerce de la fameuse modernité « occi(re)dentale », entendue comme l’adaptation au modèle unique de la démocratie, à savoir le néo-libéralisme, toujours gros de férocité obscène, comme nous l’enseigne l’Histoire.
L’essentiel, pour les tenants du discours analytique, consiste à mes yeux, à lire les traumatismes perpétrés par le colonialisme et ses politiques funestes, à la lumière du « troumatisme », pour ne pas sombrer dans un psychologisme de mauvais aloi, qui servira à réanimer les théories hygiénistes et aliénistes, prêtes à « liquider » l’inconscient au moindre appel lancée par les idéologies travaillant pour l’aliénation sociale, au détriment de celle du signifiant et du symbolique. Les nouvelles expressions du rejet de l’inconscient foisonnent, mais l’inconscient reste un en tant que négation transcendantale. Ce rejet est constant : ses formes changent et se multiplient face à l’impossibilité de venir à bout du ratage, qui se répète d’autant plus inlassablement que les théories exclusives du sujet (de l’inconscient), nourrissent inlassablement l’impensé qui malmène la conception freudienne de la structure subjective. Quant aux rapports sociaux, ils ne connaîtront des bouleversements significatifs, que lorsque le discours incluant le sujet émergera à partir de l‘évidement des autres qui accordent une valeur suprême et sans partage, au seul moi, pourtant constamment en quête de complétude, comme s’il était toujours menacé par la perte de sa toute puissance. Cette universalité de l’exclusion de la négation, représentée par l’inconscient, appelle à sa rectification et à sa redéfinition dès lors qu’elle ne peut se passer du particulier, qui se manifeste sous la forme d’une métaphorisation, d’une expression métaphorisant le vide en tant qu’il se caractérise et opère grâce à un échappement, reconnu et élevé désormais au rang d’une dimension universelle. Ainsi, tout travail logique, digne et respectueux de la négativité, liée à l’inconscient, est un acte résolument politique ! Travailler ainsi pour que l‘aliénation signifiante, symbolique prenne le pas sur l’aliénation sociale, qui ne saurait être éradiquée, fait du discours analytique un discours engagé dans la lutte des classes.
[1]HOGRA : humiliation doublée de mépris empreint de sadisme
[2]HARRAGAS : brûleurs/fuyards. Tous ceux qui fuient leur pays en traversant la méditerranée sur des embarcations parfois de fortune et qui risquent ainsi leur vie