Dernière partie de mes réflexions à propos du don. Retrouvez les précédentes sur ces liens : 4e partie. 3e partie.
Je me réfère dans ce texte au roman de Victor Hugo « Quatre-vingt-treize ». A ceux qui ne l’auraient pas lu et ne voudraient pas en connaitre la fin (spoiler), ne lisaient pas le texte qui suit puisqu’il s’agira précisément de l’acte final du dit roman.
Il sera finalement question d’amour. Quel autre sujet pour une psychanalyse?
Dialectique de l’échange VS Pulsion de mort.
Acte final du “Quatre-Vingt Treize” de V.Hugo.
Afin de conclure ces réflexions sur le don comme nécessaire à l’existence ; nécessaire en tant qu’il s’associe à l’échange nécessaire pour l’existence du sujet… Je vous invite à la lecture du “Quatre-vingt-treize” de Victor HUGO, paru en 1874.
Il est une lecture très intéressante pour qui veut jeter un œil averti sur la Révolution française dite de 1789. Cette date est le premier élément subverti par HUGO qui pointe, ainsi, que les enjeux se déroulent plus clairement à cette période que lors de la prise de la Bastille : c’est la période de la “terreur”.
A propos de la révolution française, je ne saurais que trop vous recommander d’aller voir les enseignements de Henri GUILLEMIN (également à propos de la Commune de Paris ou de Robespierre).
Dans l’histoire déroulée par HUGO, nous trouvons quelques personnages centraux (en dehors des personnages historiques de la Révolution) :
– Gauvain qui a renoncé aux apparats de la noblesse pour s’engager pour le front révolutionnaire contre son camp d’origine.
– Le marquis de Lantenac qui représente la noblesse et le roi, dans une lutte féroce contre les révolutionnaires (tout aussi féroces à leur façon). Ce marquis est également le substitut du père décédé de Gauvain, puisqu’il est l’oncle qui aura hébergé l’enfant Gauvain (dont le nom a été lui-même déshabillé des apparats de la noblesse).
– Cimourdain qui représente une autre figure paternelle (plus symbolique celle-ci) pour Gauvain puisqu’il en a été l’instructeur (le précepteur), qui est aussi un prêtre acquis aux idéaux de la révolution et de son versant “terreur” contrairement au clergé officiellement victime de cette terreur.
– Trois enfants et leur mère pris dans un conflit qu’ils subissent naïvement sans se montrer capable de répondre à ceux qui leur en intiment l’ordre de dire pour quel camp ils tiennent.
Globalement “Quatre-vingt-treize » dépeint une période au cours de laquelle chaque français ne peut que tenir pour un camp ou pour l’autre : défendre la suprématie de la royauté ou la mettre à mort. Toute suspicion d’un camp ou de l’autre à votre égard étant synonyme de souffrance ou de mise à mort. C’est donc la guerre avec toute la misère qui l’accompagne ; dénuement dans lequel se trouve la petite famille du récit dont le père est mort, victime de la révolution.
Ainsi, deux idéologies s’affrontent. Sur le mode d’un système binaire : on ne peut être que pour l’un et contre l’autre. Chacun est le suiveur d’un maître avoué : celui du système classique du servage à la tête duquel se trouve le roi ou celui de l’ordre républicain…
Gauvain cherche à tuer son propre oncle qui a été désigné représentant de la monarchie et ainsi devenu l’homme à abattre selon : Robespierre, Danton et Marat. Ces trois-là se sont réunis pour en décider ainsi, dans le récit de V.HUGO et Cimourdain leur apparait comme l’homme de la situation pour s’assurer que le jeune Gauvain ira jusqu’au bout : qu’il tuera son oncle.
On pourrait voir dans ce meurtre attendu, le meurtre du père, ce fameux morceau de mythologie dont la vulgarisation a fait l’enjeu d’une analyse, comme s’il était attendu de chaque analysant qu’il détrône son père afin d’imposer un nouvel ordre… Comme si d’aucun ne pouvait reconnaître sa subjectivité sans autre procédé que celui-là. Comme si Œdipe était le modèle absolu. Or, nous le savons, l’interdit de l’inceste, et avec lui celui du meurtre du père, structure le sujet que l’on dira névrosé. L’image mythologique ne comptant pas tant que la structuration psychique qu’elle illustre : à savoir qu’il y a un interdit de jouir qui témoigne, pour le sujet (du langage et de l’inconscient) de l’impossible jouissance en tant qu’il n’existe aucun objet, d’aucun besoin, pour satisfaire la pulsion…10 Mais, encore une fois, elle est là, dans le viseur de l’Idéal cette jouissance ; elle constitue l’objet d’une quête de l’avoir pour enfin l’être…
Gauvain se trouve donc en position de résoudre la souffrance de ceux qui l’empêchaient ainsi (en souffrant de leur pauvreté face à sa richesse à lui) de jouir. S’il pouvait leur donner ce qu’ils n’ont pas, alors il n’y aurait plus ce qui lui échappe et qui constitue son négatif : le non-noble. Mais vous voyez le leurre de la démarche : il resterait celui qui aura donné, celui qui avait ce que les autres n’avaient pas. Bref, l’avoir est fait pour passer et cela ne peut pas finir de passer. Après l’Un, ça passe à l’Autre, et ainsi de suite, comme dans la métaphore de l’amour… Sinon les dés sont pipés et le jeu perverti.
Il me semble que cette passe infinie fasse écho à l’analyse (in)finie freudienne, au sens où l’analysant n’aura jamais fini son passage à l’analyste, au discours de l’analyste : devant encore revenir en position d’analysant, et en position de passant sur une forme ou une autre. Réflexion que je ne développerai pas davantage ici mais qui est peut-être tout à fait opportune à considérer l’histoire de la passe depuis la proposition de Lacan en 1967 …
Gauvain va progressivement découvrir le pot-aux-roses.
Il va finalement, non sans en passer par ce que HUGO décrit admirablement du conflit psychique, renoncer à tuer l’idéologie portée, représentée, par son oncle. Il ne s’agira plus, dès lors, de prendre la place de l’Autre et de dézinguer son Nom-du-Père, pour s’y mettre (maître – cf.4e partie), mais de reconnaître “La supériorité du don”…. Il ne devrait donc pas y avoir d’idéologie qu’elle soit révolutionnaire ou républicaine, pour se substituer à l’initiale idéologie monarchique.
Avant de préciser ce que HUGO dit de cette supériorité du don, je tiens à apporter encore quelques précisions sur ce meurtre du père dont parle la psychanalyse. D’abord, dans l’élaboration freudienne.
C’est dans Totem et Tabou que FREUD instaure ce meurtre du père structurant le psychisme, comme celui de père de la horde primitive, que l’on peut aussi bien, et plus simplement désigné : pervers. Il est pervers d’être celui –insistons sur l’être- qui dispose de tout et plus précisément de : toutes les femelles. Et cela, au détriment des autres du même sexe que lui : ses fils. Il est père de tous puis mari de toutes. Cela laisse les fils manquant de ce deuxième attribut qu’est celui de la jouissance sexuelle et du statut de père.
LACAN reprendra, à propos de la différenciation sexuelle, cette condition du masculin de se définir en négatif d’un seul qui aurait le phallus, quit à l’incarner. Le féminin s’extrait de cette définition par le phallus en ce que s’y reconnait, dans cette position féminine, le “Pas-Tout” et la pluralité : à savoir que les différences font la nécessaire condition de l’existence et que pas une n’y échappe. Ainsi s’autorise cette scansion lacanienne : “La femme n’existe pas”. Pour les femmes, le phallus ne saurait constituer qu’une extériorité là où l’homme / le mâle prétend encore à l’incarner.
Revenons-en à Gauvain. S’il eut pu prétendre à ce que ce phallus, comme pouvoir, se déplace et ne soit plus détenus par ceux qui l’ont possédé jusqu’alors, il devient finalement celui qui reconnait le caractère éphémère de la victoire.
L’avant dernier acte du “Quatre-vingt-treize » est une bataille ; une bataille pour en finir avec l’autre camp. On retrouve cette éternelle binarité entre les bons et les méchants. Or, ce que nous pointe HUGO, lui qui est pourtant connu comme un défenseur du peuple et dont on s’attendrait à ce qu’il encense la partie révolutionnaire, c’est que ni l’un ni l’autre des deux bords ne peut prétendre être meilleur que l’autre. Ce, notamment au constat de l’ignominie des actes commis par chacun des deux camps.
Entre ces deux camps, se trouvent les enfants, des petits enfants enfermés dans la tour qui constituera le dernier rempart des nobles et où ceux-là se trouvent pris en otage.
Avant de préciser ce qui se passe pour eux, au milieu de cette bataille, évoquons ce moment évocateur où, dans cette pièce où ils sont enfermés avant la bataille, ils trouvent une bible suffisamment rare pour qu’elle puisse coûter une fortune à qui la possèderait. Le grand frère, observant les plus petit commencer à jouer avec cette précieuse bible quit à se l’arracher, semble vouloir s’approprier cet objet avant de considérer que le mieux est encore que chacun puisse en profiter : le don s’avère alors plus profitable que l’appropriation de l’objet. Lui aussi profitera de l’échange autorisé par ce partage des pages dont chacun pourra avoir le plaisir de les déchirer et les jeter en l’air. On voit, ici, l’objet de possession et de pouvoir tourné en dérision. Le jeu advient là où l’échange est autorisé : lorsqu’est reconnu que le phallus fait fonction en négatif. Nul ne possède aucun objet. Ainsi, nul ne devrait se trouver “possédé par un objet” tel qu’il peut en être le cas dans l’usage addictif de certains objets (smartphone, etc.).
En séance psychanalytique avec les enfants, ceux-ci sont nombreux à poser cette question : “A qui est cet objet ? C’est toi qui l’as acheté ? Je peux l’avoir ?”. Ils sont amenés à constater que dans ce lieu, l’objet n’est pas fait pour être propriété mais pour faire passage. WINNICOTT aurait dit : “objet transitionnel”. C’est un objet qui est là précisément pour que s’y dépose une part de subjectivité, rien de plus. Alors, est reconnu que la possession de l’objet n’est que fantasme…
Ces enfants innocents qui n’appartiennent à aucun des deux camps, et dont aucun n’a réclamé l’affirmation d’une identité (républicaine ou monarchiste) vont devenir l’enjeu de la bataille.
Ceux qui en ont pris possession dans la tour, comme otages, cherche à pousser les autres à abandonner la bataille et son objet : prendre le pouvoir / le phallus.
Les autres, en face, les révolutionnaires trouvent là un argument de plus pour éliminer ces abjects personnages qui sont prêt à tout pour garder leur privilège.
Seulement, à l’issue de la bataille, lorsque le marquis de Lantenac et ses sbires mettent le feu au château pour fuir plus facilement et boucher la voie de leur issue, celui-là se rétracte. Il renonce à fuir pour revenir sauver les enfants, au prix de sa propre condamnation à mort. Cette fois, l’objet du don est une vie. Le marquis se montre disposé à donner son “corps”. Mais le combat, la lutte ne s’arrête pas. Il ne renonce pas pour autant à la cause de son rang social. Il ne lâche pas ce qui participe à la négation de la valeur d’échange -celle sans laquelle il ne saurait y avoir aucune production d’aucun usage.
Rappelons que ce qui invite MARX à décrire la structuration du lien social via la dialectique “valeur d’usage / valeur d’échange”, c’est ce que s’y greffe comme symptôme : l’appropriation des effets de l’échange. Thésauriser, bloquer l’objet à passer.
On retrouve la logique de la passe dans ce que LACAN décrit de la métaphore de l’amour, dans le séminaire sur “Le Transfert”. Achille vient mourir à la suite de Patrocle : celui qui aura été son amant (et lui l’aimé) devient ainsi l’aimé. Patrocle était allé mener la lutte pour la cause promue par Achille et ce dernier qui s’y était refusé, s’y lance à sa suite, avec un amour inconditionnel. Il devient l’amant à la suite de son amant…
Lorsque Gauvain est appelé à retrouver son oncle enfermé et bientôt condamné à l’exécution, il se trouve troublé.
Ce trouble, celui qui comme symptôme, appelle à recouvrir une demande et à en analyser l’objet, est synonyme d’un conflit psychique.
En l’occurrence, Gauvain se trouve troublé par un conflit entre ce qui l’a mis à l’ouvrage depuis des mois et des années -la cause révolutionnaire- et une autre cause : celle du désir de l’Autre. En effet, ce qui rassemble ces combattants opposés, ce sont ces enfants que tous désirent, en tant que ceux-ci portent la projection de leur désir de l’Autre ou, pour le dire simplement : leur rappellent-ils qu’il existe chez chacun un amour inconditionnel.
Cet amour inconditionnel, aussi paradoxal que cela puisse paraître, trouve son essence dans le narcissisme primordial en tant qu’il fait fonction dans la relation à l’Autre. Il y a du narcissisme parce qu’il y a de l’Autre, aussi bien qu’il y a de la pulsion de vie parce qu’il y a de la pulsion de mort.
La visée destructrice du combat laissait refoulée sa visée salvatrice.
A une échelle plus subjective : il y a de l’amour parce qu’il y a de la haine, parce qu’il y a de l’Autre. C’est la fameuse “hainamoration” dont nous parles LACAN, à la suite de FREUD. L’émergence de l’Autre (représenté par la mère pour l’infant), comme nécessaire, était d’abord synonyme de perte, de manque, de rejet car ce qui sera apparu comme objet complémentaire survenant à tous les manques, ne s’avère finalement pas si complémentaire que cela : c’est la mère “suffisamment bonne” dont nous parlera WINNICOTT. Pour reconnaître auprès de son enfant, qu’il y a du désir de l’Autre, et qu’elle ne saurait l’éliminer en étant Toute, doit-elle se montrer “Pas-Toute” (le Féminin se définit ainsi et c’est que soutient la psychanalyse).
Bref, il n’y a pas de Je sans l’Autre.
Voilà ce qui saute à la figure de Gauvain lorsque surgît cette inattendue réaction de son oncle, qui apparait ainsi finalement toujours dépositaire de cet amour inconditionnel. Il n’est pas que l’objet de la haine à abattre. Le clivage finit par laisser place à de l’ambivalence.
Alors, pour Gauvain le dilemme est le suivant : éliminer tout de même ce haut représentant de l’aristocratie pour mener à bien la lutte à son “terme”… Ou laisser place à cet amour ?
Tuer le tueur serait synonyme de se trouver soi-même à tuer, puisque : devenu tueur. C’est un jeu sans fin que celui de la binarité. C’est la loi du Talion. Celle-ci à laquelle nous avons cherché à mettre fin en France en abolissant la peine de mort. La haine, elle, reste.
Du trouble, Gauvain ressort en prenant place à la suite de son oncle. Il va prendre sa place en cellule d’incarcération pour laisser celui-ci : sauf. Ainsi, Gauvain remet en circulation la dialectique haine-amour chez ses participants. Ils peuvent, après lui, signifier leur amour pour cet ennemi qui peut s’en montrer digne.
La haine reste. La lutte doit continuer. Et c’est ainsi que la loi martiale prévoit d’abattre tous ceux qui auront renoncé à tirer à mort sur l’ennemi.
Cimourdain, ce père de substitution pour Gauvain restera alors le père de la horde, celui qui impose une loi à tous, aussi débile (c’est-à-dire : binaire) soit-elle : une loi sans exception, sans reconnaissance possible de la survenue d’un inattendu malentendu.
Cimourdain affirme l’ordre de l’idéologie à respecter, sur le ton d’un “marche ou crève”, et fait abattre ce fils, en négation de l‘amour qui le liait à lui.
L’amour est bel et bien celui qui appelle au conflit psychique dans la mesure où il y a matière à détester ceux que l’on (n’)aime. Et il n’y a pas à choisir entre cet amour ou cette haine, l’un et l’autre faisant un pour ce qui fait tiers de l’Un à l’Autre, à savoir : la relation et le désir qui la porte.
Le voici donc ce don qui n’est ni celui du corps ni celui de l’âme… Juste celui qui porte le langage en fonction. Si LACAN pointait que toute demande est demande d’amour, j’ajoute que toute demande est une adresse est aussi bien un don, à commencer par le don d’un appel au don. Il y a de l’âme comme le sujet, dans la mesure où le sujet ne trouve d’existence que de l’Un à l’Autre. Ce qui, à reprendre le terme d’existence –ex-sistere– signifie qu’il n’y a jamais de sujet ailleurs que hors de Moi. Le Moi est le siège de l’imaginaire et des narcissismes secondaires qui ferment en répétition ses pires manifestations paranoïdes et agressives (qu’elles soient auto ou hétéro dirigées). A ce titre, le Moi est bel et bien le siège du symptôme, tel un cheval de Troie qui trompe le Je(u) : le refoulé déguisé, soit le symptôme.
Autrement, plutôt qu’à entretenir son pré carré, ce Moi, le Je trouve à s’exprimer dans le désir de l’Autre sous forme d’extensions, en tant que celles-ci ne peuvent que passer et non se faire prendre (expression d’angoisse / de fantasme).
C’est bel et bien ce passage (qu’on entendra si on le veut comme un “pas sage”), lorsqu’il se trouve autorisé via le renoncement à l’appropriation, qui supporte ce sujet qui n’a rien de mieux à faire que de toujours courir à l’Autre.
Courir à l’Autre, c’est-à-dire : s’avouer perdu pour mieux se (re)trouver. Ou, pour soutenir ce qui aura été l’enjeu de mon propos : pour mieux se trouver dans l’objet d’un partage inattendu.
Ce sera, pour l’instant, ma définition de l’amour : se trouver dans l’objet d’un partage inattendu.
Benoit LAURIE, 21 mars 2020