LE SUJET : CREUSET DES PULSIONS DE VIE
ET DE MORT
En préambule à mon intervention, permettez-moi de vous dire ces quelques mots concernant ma participation et ma contribution à cette rencontre.
D’abord, en ce qui concerne le lieu de notre rencontre, à savoir Berlin. Si ce n’était l’hommage rendu à l’ami René, et à son laborieux travail que je suis et soutiens depuis les années 80*, je ne me serais pas déplacé dans l’ancienne capitale de la fureur ontologique et des théories de la pureté raciale, érigée comme modèle idéal de l’humanité nouvelle, « nettoyée » et « débarrassée » de ce qui la pollue, la souille, et dégrade son environnement. Les Juifs, en premier lieu, les Tsiganes, et d’autres encore, considérés comme des « sous- hommes » par cette idéologie du sacre et du triomphe de la mort, devaient être éliminés pour permettre aux Aryens de recouvrer la jouissance phallique que ces usurpateurs leur avaient confisquée et monopolisée à leur seul avantage. A ce détournement pervers et cynique du système d’exploitation capitaliste, s’ajoutent les opérations idéologiques de dé-subjectivation et de réification des « êtres parlants », qui ont favorisé une adhésion de masse, laquelle a facilité le projet de destruction des Juifs d’Europe. Elles faisaient ainsi croire au colmatage de la « béance causale » de tous ceux que le nazisme convertissait, regroupait et agrégeait autour d’inepties pseudo-scientifiques, qui soutenaient les processus imaginaires d’identification. La toute-puissance, conférée par ces derniers, assurait tout aussi vainement une jouissance de l’Autre, qui entretenait l’illusion de mettre à bas l’impossibilité inhérente à la castration symbolique, laquelle a fini par avoir raison des serments proférés par cette idéologie mortifère. Il faut parfois un nombre gigantesque de morts, pour finir par se rendre à cette évidence, si vite oubliée, que tuer ceux et celles qui sont désignés et identifiés à des « sous-hommes », ne libère d’aucune façon de la castration, inhérente à la dépendance du symbolique, les criminels (les), dussent-ils (elles) nourrir leurs illusions ontologiques, en croyant incarner et donner corps à une « hommosexualité » idéalisée. Violer la loi structurale qui établit la « condition humaine » sur l’interdit de l’inceste, afin d’exhiber et d’affirmer sa toute-puissance virile, est à chaque fois, voué à l’échec. Et ce n’est pas parce que l’Histoire délivre constamment cet enseignement, avec le concours de la morale qui plus est, que la leçon est retenue.
En outre, c’est ici à Berlin que Hitler s’est promis d’éradiquer le marxisme de la surface de la planète. Si « la solution finale » a échoué, ce deuxième projet a bien progressé depuis la fin du nazisme qui n’a pas, loin s’en faut, donné lieu à une dénazification du monde, notamment en Europe, et tout d’abord en Allemagne. Le cas de Heidegger est éloquent à ce propos. Malgré ses contorsions philosophiques autour de « l’étant », dont les fondements logiques sont radicalement différents de ceux qui étayent le « manque à être » de LACAN, ce « grand penseur » ne parvient pas à s’affranchir des lubies ontologiques, qui prétendent libérer « l’Homme » de sa « clocherie », laquelle renvoie à cette instance polluante et altérante qu’est l’inconscient, farouchement opposé aux idéologies de la mort, puisqu’il est à la base du nouage des pulsions de mort et de vie, lequel nouage confirme le sujet.
L’inconscient et son sujet sont rejetés par les adeptes des idéologies profitables au moi, qui se voit encensé par les sornettes de la liberté individuelle, et encouragé à détruire tous les obstacles qui l’empêchent de se consacrer à ses quêtes et conquêtes de toute-puissance, dans le but de réaliser enfin le « couronnement ontologique » tant attendu. Les projets de recouvrement de cet idéal de soi, peuvent certes prendre des voies différentes, divergentes, voire opposées. Ils aboutissent cependant à chaque fois, à l’anéantissement de la subjectivité. Sous prétexte d’éviter et de conjurer le caractère intrinsèquement néfaste de la pulsion de mort, c’est le rendez-vous et la rencontre avec la mort qui se profile, et finit à terme par avoir lieu.
En écho à cette conception, de nombreuses théories psychologiques et psychopathologiques continuent de soutenir que l’inconscient ressortit à une « animalité » et à une « sauvagerie », dont les manifestations, à savoir les pulsions, sont réduites et confondues avec des expressions instinctuelles, menaçantes pour « la civilisation », identifiée au « libre-échange », à la « liberté », et à la « démocratie », censés le représenter et le caractériser, malgré tous les méfaits qu’il a provoqués et qu’il continue de multiplier, sous les mêmes prétextes et alibis. Toute théorie humaniste, exclusive du sujet, porte en elle un impensé qui, en même temps qu’il renforce la doxa, renferme les germes d’exactions totalitaires à venir.
Ainsi, si de nos jours, le nazisme persiste –notamment à travers le néo-libéralisme- et infiltre « en douce » les politiques de nombreux pays occidentaux, dont certains de l’Europe dite communautaire, il ne manquera pas de resurgir sous une autre forme que celle des années 30. Il revêt déjà et revêtira d’autres atours, mais sa matrice reste identique, encore plus active et vivace : c’est celle que le capitalisme organise et entretient, sous des attraits différents, allant de la « soft-barbarie » à l’esclavagisme moderne, très souvent soutenus par le discours de la science. La persistance de conceptions extrémistes qui déshumanisent les autres en les désubjectivant, est liée à la fascination qu’exerce le pouvoir, dont les pratiques violentes et brutales se justifient par les promesses séduisantes et attractives de l’affranchissement de cet Un, qui ne saurait être partagé avec ceux qui sont promis à l’élimination, puisqu’ils sont déniés même dans leur statut d’ « être parlant ».
Il faut dire que la persistance voire le regain de telles théories, sont favorisés aussi bien par le réductionnisme et le simplisme pseudo scientifiques, que par l’expérience stalinienne de l’URSS, laquelle a bien rempli son rôle de « repoussoir » en s’identifiant et en se laissant identifier volontiers à la théorie de Marx. La rupture épistémologique, opérée par cette dernière, a été d’autant plus dégradée et sapée quant à ses fondements logiques et théoriques, qu’elle est devenue la caution d’une idéologie autrement perverse, qui promouvait, elle aussi, l’avènement d’ un « Homme » nouveau, au faîte de sa complétude et de sa plénitude, bafouant la structure subjective et le défaut consubstantiel sur lequel elle établit tout un chacun, le faisant dès lors sujet, en raison même de sa condition d’ « être parlant ». L’assujettissement à l’ordre symbolique transcende tout système économique et politique. Et c’est parce que l’orde symbolique échappe à ce dernier, et lui est irréductible, qu’un pouvoir économique et politique peut prendre un caractère hégémonique et brutal, afin de donner l’illusion qu’il est capable de le maîtriser et de le dominer. Aussi, un travail critique, soucieux de mettre en oeuvre la négation inhérente à l’inconscient, se doit-il d’abandonner l’illusion que plus de savoir, ou un autre savoir supérieur, voire suprême, viendra définitivement à bout du défaut essentiel qui fonde et soutient le sujet. Prétendre et promettre l’obturation et le colmatage de ce défaut par quelque moyen « thérapeutique » que ce soit, n’a absolument pas les mêmes conséquences que lorsqu’il s’agit de promouvoir sa valorisation, par la richesse fonctionnelle et opérationnelle du « trou » qui le constitue.
C’est parce que la subjectivité est nécessaire à l’existence, qu’un pouvoir politique, quelles que soient la gravité et la violence de ses exactions -à la solde d’un système économique-, ne parviendra jamais, malgré la mort qu’il peut administrer et « manager », à éradiquer la signifiance et l’imprédicativité. Toutes deux confirment le primat du signifiant, à la base duquel la lettre reste toujours active pour rappeler ce qu’elle représente, et qu’elle permet de saisir subrepticement, sans prétendre le maîtriser en y mettant un terme : le réel. Issu de toutes les réalités qui le contiennent, il fait échec et met en défaut toutes les prétentions à la maîtrise de ce qui est insaisissable, lesquelles prétentions déterminent la politique en général. Le combat et les luttes que se livrent des conceptions divergentes et opposées, malgré les morts qu’elles causent, ne les libèrent pas pour autant des illusions ontologiques implicites, qui les entretiennent et qu’elles alimentent aveuglément en retour, sous couvert de prétextes plus ou moins justifiés.
Aussi, pour me référer à une partie de l’Histoire qui me concerne, je dirais que, malgré la décolonisation et l’indépendance acquise de haute lutte, une société ne se libère pas facilement de l’héritage pernicieux que le colonialisme y a instillé, et ce, malgré la référence de celui-ci aux « Lumières ». Outre leurs indéniables apports qui ont permis de « détrôner » le féodalisme, lesdites « Lumières » ont tout de même maltraité « l’âme-à-tiers » (LACAN), constituée par ce défaut, qui donne toute sa consistance à la subjectivité. Elles n’ont pas fait obstacle aux processus politiques et idéologiques de désubjectivation qui ont frappé d’abord et avant tout les colonisés, et se sont ensuite retourné contre les colonisateurs eux–mêmes. Pis, depuis les indépendances, censées être les héritières des « Lumières », ce sont les « vainqueurs », nouvellement indépendants, qui ont succédé aux colonisateurs, et poursuivi, voire aggravé des politiques, exclusives de toute référence et de toute prise en compte de la subjectivité et de sa logique.
Préoccupé que j’étais par la rédaction d’un écrit sur la situation politique qui prévaut actuellement en Algérie, j’ai présumé quelque peu de mes forces en pensant que j’aurai assez de temps pour me consacrer à la rédaction de ma communication, prévue pour ce colloque de Berlin. Malheureusement, le temps m’a manqué, autant que je l’ai manqué, et je me contenterai donc aujourd’hui de vous présenter à grands traits ce que je comptais vous dire.
J’espère cependant que vos questions, vos remarques et critiques m’aideront à préciser certaines formulations, voire à les modifier pour relancer certaines problématiques, et ouvrir d’autres perspectives, conformes aux exigences du discours analytique.
Aborder ici, à Berlin, dans le sillage de Freud et de Lacan, une question aussi importante que celle qui concerne la pulsion de mort, m’apporte une certaine satisfaction : celle d’évoquer et de souligner ce qui a contribué à faire échec au nazisme, à savoir la subjectivité et ses lois. Aussi violement transgressif et pervers fût-il, le nazisme n’a pas réussi à mettre à mort le sujet, en tant qu’il mobilise une articulation dialectique entre les pulsions de vie et de mort, faisant de l’inconscient le garant de l’« ex-sistence », notamment grâce au ratage objectal qu’il met en œuvre. Réduire et résumer la vie à l’accomplissement de soi, c’est à dire à la réalisation de la complétude imaginaire, finit par dévaloriser la pulsion de mort. Affectée d’une valeur intrinsèquement négative, liée à une dichotomie dualiste dans laquelle elle est opposée à la pulsion de vie, elle se voit délestée de tout rapport dialectique avec celle-ci. Or, si ce type de rapports existent, c’est parce que le « manque à être » articule ces pulsions, et les noue de telle sorte que le ratage qui s’ensuit, n’aboutit plus en vérité à un échec, mais souligne d’abord et avant tout le défaut essentiel de la subjectivité, sans lequel l’« ex-sistence » serait bien compromise. Le concept de ratage semble plus adéquat et plus pertinent quant à la dialectique pulsionnelle. Insister sur l’échec revient à écarter cet aspect structural fondamental, qui conduit à refouler, voire à exclure le sujet, et à « jouer avec » la mort, en maintenant les illusions de colmatage du défaut nécessaire à la vie, définie dès lors comme « ex-sistence ». L’étayage de celle-ci est assuré par la pulsion de mort, qui détermine le ratage de toute entreprise de colmatage en tant qu’elle met en danger la vie, notamment par le rejet du désir qui lui donne son assise et la nourrit.
Pour soutenir mon propos, j’ai choisi la référence à l’instrument : le « creuset », dont les effets métaphoriques transparaissent dans la consonance avec l’acte de creuser, c’est-à-dire vider et évider, tout en laissant entendre le « creux », quant à sa proximité et à son apparentement au trou. Il réunit deux significations : l’une met en avant la dimension topologique, qui désigne le lieu où se mêlent et s’imbriquent des éléments fondationnels, et l’autre rend compte de la dimension évoquant l’épreuve avec, à son terme, l’obtention d’une mutation spécifique, une homogénéité redéfinissant la combinatoire des éléments initiaux, distincts et différents les uns des autres. L’expression « au creuset de» implique quant à elle, la mise à l’épreuve qui consiste à intégrer la distinction, à partir de laquelle peut advenir la communion, c’est à dire le partage de l’Un qui s’oppose à la confusion « totalisante », entretenue par l’union ou l’unité uniformisante, de type imaginaire, qui dégrade et dévoie « l’unarité » (LACAN). Cette « unarité » procède de l’intégration et de l’incorporation de l’hétéros, comme dimension nécessaire et indispensable, sans laquelle l’homogénéité, qui met en jeu la pulsion de mort, ferait défaut. Elle bat en brèche les conceptions qui prônent l’union comme moyen de recouvrement d’une unité individuelle imaginaire, déliée de son défaut ontologique fondateur. Anéantir tout ce qui rappelle ce dernier ne relève pas de la fonction de la pulsion de mort. Bien au contraire, celle-ci se met au service du sujet en « creusant » en quelque sorte les différentes résistances mises en place par le moi, pour consolider ses dérives paranoïaques, qui risquent de mettre à mort le sujet. C’est là un des aspects que met au jour la clinique des suicides.
L’équivocité de l’adage : « l’union fait la force » peut laisser entendre que la force évoquée ici, est bien celle du refoulement (secondaire). Quant à « l’unarité », elle procède de l’altérité, et la confirme. Elle est à l’œuvre dans la relation signifiante, et facilite l’émergence de l’objet a, tout en développant le narcissisme secondaire. La place centrale qu’elle tient dans le processus du refoulement primordial permet au désir de poindre et d’émerger du fantasme, dont l’organisation, représentée par le « vel », implique que la conjonction ne saurait se produire sans disjonction et vice et versa. Ainsi, la conjonction à visée prédicative ne peut se passer du ratage c’est-à-dire de la disjonction, issue de l’omniprésence du « rapport d’exclusion interne », qui lie le sujet à l’objet, de sorte que, in fine, la mise au jour du désir s’avère inséparable de l’imprédicativité, qui le définit singulièrement.
La subjectivité inclut l’altérité, et met en œuvre la négation à travers cette disjonction, vecteur du ratage, qui matérialise la pulsion de mort en tant qu’elle promeut l’imprédicativité, conçue comme la subversion « déconstructive » de toute convoitise ontologique. Elle confirme la mort définitive de l’être qui donne naissance au sujet : elle assure ainsi cette « ex-sistence », fondée sur le « manque à être», qui limite les projets et les aventures ontologiques, en leur permettant -sans les annuler a priori- de se développer jusqu’à ce qu’ils révèlent leur propre butée. C’est ce qui est d’ailleurs mis en jeu dans le symptôme en tant qu’il représente une tentative visant à sacrifier le désir sur l’autel de la paranoïa. Farouchement opposée à la pulsion de mort, cette paranoïa la délie de la dépendance du symbolique, qui la fonde et la met au service de la mort, en raison de son rejet impératif du défaut constitutif de la subjectivité.
Le « manque à être », issu de l’incorporation du langage, subvertit le corps et constitue la source, la matrice des pulsions. Il structure toutes les pulsions autour du vide causé par cette perte « d’essence », désormais fondatrice de l’existence, qui conjoint le moi et le sujet, sur la base d’une négation, toujours à l’œuvre, par la mise en creux, voire en abîme, du projet de complétude ontologique, investi par le moi. La négation, contenue et refoulée par ce dernier, débouche immanquablement sur l’impossibilité des prédicats, comme celle de tout attribut, à ressusciter un être « mythique », dont la disparition définitive s’avère nécessaire à l’existence. La pulsion de mort sauve ainsi cette dernière en faisant échec à tout projet ontologique, qui menace le sujet, sous prétexte de le « libérer » de sa division. Elle spécifie l’ « ex-sistence » en la distinguant radicalement de toute « réalisation de soi », grâce à l’avènement du désir et de « l’objet qui le cause ».
Tout ratage, déterminé par l’objet a, étaie la structure subjective et confirme une imprédicativité qui ressortit à la pulsion de mort, mise en jeu par la structure-même du fantasme. Il développe la conjonction à travers des extensions appelées à rencontrer, à un moment donné, un obstacle impossible à franchir du fait qu’il procède de la structure subjective. La butée qui détermine le ratage, procède de la dépendance du symbolique : la castration qu’elle implique subvertit les nécessaires projets de complétude imaginaire, dont les évidements et les déconstructions protègent de l’angoisse et de ses explosions. Ces manifestations « pathologiques » viennent rappeler en fait la transgression de la dépendance du symbolique, c’est-à-dire celle de l’interdit radical qui frappe toute conjonction, par trop prédicative avec un objet, surtout s’il est idéalisé voire fétichisé, en vue d’assurer une complémentarité totale, sans faille. Une telle idéalisation bafoue le désir et l’objet qui le cause. Elle devient de ce fait source d’angoisse.
Grâce au fantasme, tous les prédicats et tous les attributs sans exception, sont frappés du sceau du « manque à être ». Ils finissent par confirmer et renforcer celui-ci, tout en soulignant par là même la fonctionalité du vide qui se traduit par l’émergence et la mise en évidence progressive de l’imprédicativité, retenue et recelée par les extensions qui tendent à l’oublier en la refoulant. Leur subordination à la structure subjective leur donne une signification : celle de métaphoriser le vide, mis en œuvre par le « manque à être », que la pulsion de mort actualise à travers la déconstruction, qu’elle impulse et initie, pour faire valoir l’interdit de l’inceste que l’imprédicativité vient concrétiser et confirmer sans appel, grâce au rappel de la « béance causale ».
En mobilisant et en animant la négation, soutenue par la dépendance du signifiant, la pulsion de mort se met au service du sujet, en rendant caduques et vaines toutes les illusions qui prétendent colmater le vide ou la béance, issue du refoulement primordial. La pulsion de mort participe à la rectification du dévoiement de l’« ex-sistence », soumise généralement à une définition univoque : celle qui consiste en l’obturation forcenée de la béance, au détriment de la vie, engendrée par la « mort de l’être ». Cette béance, creuset de l’ «ex-sistence », détermine et oriente la pulsion de mort, qui rappelle l’incomplétude du symbolique, et met en évidence la signifiance en tant qu’elle promeut une temporalité particulière, liée à l’échappement. En ressuscitant le « manque à être », la pulsion de mort contribue à animer la « présentification de l’absence »: elle signe et consacre l’éternité de la « béance causale » en en faisant l’assise de la métonymie, dont toute métaphore rend compte.
Toute déconstruction matérialise la négation et met en acte la pulsion de mort, qui restitue sa place au sujet en tant qu’il intègre et incarne désormais la perte définitive de toute complétude ontologique, dont le moi peut rester nostalgique. C’est cette dernière qui explique à mon sens, les tendances à la servilité qui apparaissent dès qu’une idéologie fait miroiter la résurrection d’une complétude et d’une plénitude, dont la réalisation peut déboucher sur la mise à mort, non seulement des autres, mais aussi de soi même, au titre d’un sacrifice sur l’autel de « l’hommosexualité », résolument réfractaire à toute référence à la féminité, corrélative de la pulsion de mort.
En s’opposant à l’univocité sémantique, dictée par « l’hommosexualité », qui récuse aussi bien la signifiance, la pulsion de mort déconstruit en faisant valoir le symbolique, dont l’incomplétude détermine l’équilibre instable, propre à l’existence subjective. Grâce à sa mobilisation de la négation, la pulsion de mort assure le sujet en le soustrayant à la toute-puissance du moi. Elle le préserve ainsi en protégeant en même temps le désir, indissociable de la singularité, qui rompt avec toute réduction et avec toute univocité sémantiques. En animant la négation, la pulsion de mort s’impose comme une importante cheville ouvrière de la subjectivité. Elle participe à ce que René a développé sous le terme de récursivité.
La signifiance, alliée à cette dernière, dote et marque de manière irréversible la jouissance phallique, d’un interdit dont le caractère infranchissable est mis en évidence par la pulsion de mort. Nécessaire à l’existence, elle donne accès au désir en contribuant à l’évidement des lubies ontologiques en révélant leur fondement refoulé. Elle est à ce titre une pièce maîtresse du travail analytique. Autrement dit, la pulsion de mort est appelée, convoquée par le « parêtre » pour faire valoir le « manque à être », constitutif de la subjectivité en tant qu’elle articule l’imprédicativité, essentielle et indispensable à toute forme de prédicativité possible. Lorsque cette dernière refuse impérativement l’imprédicativité implicite qui la fonde, le pire peut survenir : la mort, au sens du refus et de la mise en échec ultime du sujet, peut s’imposer au titre d’un déni de la « perte d’être » , condition sine qua non d’un gain, aussi enrichissant que fécond : le « plus de jouir » (LACAN).
La dépendance du symbolique qui « troumatise » le corps, est à la base d’une sexualité qui ne souffre pas le « rapport sexuel », revendiqué cependant « à cor et à cri » par le moi, sensible aux sirènes des idéologies qui n’ont de cesse de récuser la subjectivité et son défaut consubstantiel. A la résistance instaurée par le symptôme, s’ajoutent celles des idéologies, qui viennent le renforcer et aggraver son rejet de la lettre, qui ne manque cependant jamais son adresse : le « manque à être » ne peut jamais disparaître, tant que la parole perdure et s’échange entre locuteurs, qui demeurent d’abord et avant tout des « êtres parlants ».
La pulsion de mort matérialise le vide, qui opère en libérant une énergie (libido), dont la participation à la déconstruction réussit à assortir l’incomplétude, inhérente à l’ordre symbolique, d’un « plus de jouir », confirmateur de la castration symbolique. Ce « plus de jouir » donne toute sa consistance à la sublimation en tant qu’elle rompt avec toute homéostasie, comprise comme une harmonie plus ou moins ataraxique, dont les adeptes se livrent à une lutte acharnée, induite par le « marché de la folie de la guérison ». En renforçant l’équilibre instable de l’ex-sistence, la pulsion de mort subvertit les notions de guérison et de normalité. Elle évite ainsi à la psychanalyse de s’intégrer à ce « marché », qui façonne la doxa en lui faisant croire que la guérison consiste en l’adaptation réussie à la réalité, identifiée et confondue avec le réel.
Le sujet, défini comme « manque à être », est bien le creuset qui libère la négation, à l’œuvre dans la pulsion de mort, afin qu’elle impulse celles de la vie, en favorisant leur émergence de l’analyse déconstructive des différentes quêtes et conquêtes d’objets, à visée ontologique, engagées par le moi, obsédé qu’il est par sa libération de l’altérité intime et indéfectible que lui impose l’inconscient, et dont il ne saurait se départir, au risque de se mettre en péril, voire de périr. Tous les objets et les attributs que l’imaginaire dote de valeurs phalliques et ontologiques, sont d’autant plus mobilisateurs qu’ils accentuent les errements plus ou moins pathologiques et politiques : ils font courir le risque de désintriquer et de désarticuler le nouage que « le manque à être » réalise et assure entres les pulsions de vie et de mort. Les délier de ce dernier, qui les noue, tout en les déterminant, aboutit in fine à des aberrations logico-théoriques et épistémologiques : la raison causaliste et déterministe classique, à l’œuvre dans la science prédicative, devient hégémonique, et renforce le totalitarisme des idéologies qui ne souffrent pas le sujet et son inévitable corrélat : « le défaut de rapport sexuel », contre lequel, comme j’y faisais tantôt allusion, « l’union fait la force ! ».
La pulsion de mort prend en compte, s’appuie sur ce défaut et le « ressuscite » en quelque sorte : elle l’assimile et le rend opérant en tant qu’il est nécessaire à la subjectivité. Ainsi, elle rend obsolètes la dichotomie et le dualisme des pulsions, dont le figement –précurseur de leur désintrication- peut entraîner des ravages sur le plan clinique. Ce dualisme, devenu plus ou moins manichéen, sous la férule des interprétations psychologisantes, pousse à la mort, faute de promouvoir une raison respectant la plurivocité sémantique, inhérente à la signifiance. L’imprédicativité, corrélative de cette dernière, favorise –grâce à la plurivocité et à l’équivocité signifiantes- des déconstructions et des évidements qui offrent de nouveaux passages, rendus désormais possibles par des transformations, des métamorphoses et des mutations, qui se concrétisent dans de nouveaux choix discursifs, associés à de nouvelles positions subjectives, réellement libérées des théories et des conceptions, dont la pseudoscientificité les identifie sans vergogne à un « métalangage », potentiellement mortifère.
Toute conception qui nie le vide opératoire, menace le sujet en tarissant la source des métaphorisations, qui incluent la pulsion de mort en tant qu’elle alimente le cours métonymique de la vie. Le « motérialisme » (LACAN) ne prévoit pas de dernier mot, ni de terme ultime, puisque l’animation ressortit au vide, et en procède : elle participe à la dissolution de tout figement discursif, subtantialisé et enkysté dans des conceptions qui se veulent « idéalement affranchies » de « leurs propres problèmes fondationnels » (Michel BITBOL).
Enfin, je conclurai en ces termes, qui ne manqueront pas d’ouvrir, je suppose, un débat. C’est parce que l’acte psychanalytique implique la pulsion de mort qu’il est éminemment épistémologique et politique : il impulse sans cesse la subversion des rapports entre le savoir et la vérité, comme entre le non dit qui ressortit au refoulé, et l’indicible qui noue l’impossible à la certitude, libérant par la même l’ « ex-sistence », désormais assez affranchie de ses pesanteurs ontologiques, pour ne pas s’encombrer des impasses que lui impose le réductionnisme restrictif du matérialisme bilatère ou physicaliste, à prétention ontologique.
Les réarticulations des rapports entre avoir et être, entre objet et sujet, sont tributaires de la place et de l’importance accordées à la pulsion de mort, dont la méconnaissance quant à ses apports à la vie, suscite bien des passions. Parmi celles-ci, celle de l’ignorance, dont l’obstination à ne rien savoir de certaines évidences, mises au jour par la structure subjective, plus sensible à la vérité qu’au savoir, est bien consolidée par la « psychose sociale ». Même la psychanalyse -son histoire le montre à l’envi- peut être pervertie par cette dernière, au point de prendre part au concert des résistances à l’inconscient, et notamment à sa logique négative, d’autant plus respectueuse du sujet qu’elle le démarque et le distingue de l’individu, sans l’en dissocier.
*notre collaboration a donné lieu à Lille, en 1984, au premier séminaire, intitulé : « Lecture freudienne de MARX »
Amîn HADJ-MOURI