LA PARANOÏA INDIVIDUELLE CONTAMINE PAR
IDEALISATION TOTALITAIRE DE LA « NORME-MÂLE »,
ET RENFORCE LA « PSYCHOSE SOCIALE ».
Voici un condensé de la réflexion générale que m’a inspiré ton texte sur la « relation médecin/malade », qui rejoint par le biais de certains problèmes qu’elle soulève, la relation « hainamourée » (pas d’amour sans haine et inversement) avec le père, comme le montrent ces lignes de KAFKA, dans sa « Lettre au père ». Elles soulignent combien des expériences infantiles particulières peuvent mettre en évidence des aspects structuraux fondamentaux, qui vont avoir bien plus tard leurs résonances, notamment en faisant ressortir des traits aussi particuliers qu’universels, articulant cet invariant qu’est l’ordre symbolique. Mobilisé très tôt par la fonction paternelle, qui lui confère une valeur transcendantale, cet ordre reste constamment imprégné et influencé par des spécificités culturelles, caractéristiques d’une organisation sociale, sans cesse confrontée à ce qui lui échappe, malgré les endiguements qu’elle propose à ses membres, en vue de les combler.
« Je t’en prie, père, comprends-moi bien, toutes ces choses étaient des détails sans importance, elles ne devenaient accablantes pour moi que dans la mesure où toi, qui faisais si prodigieusement autorité à mes yeux, tu ne respectais pas les ordres que tu m’imposais. Il s’ensuivit que le monde se trouva partagé en trois parties : l’une, celle où je vivais en esclave, soumis à des lois qui n’avaient été inventées que pour moi et auxquelles par-dessus le marché je ne pouvais satisfaire entièrement, sans savoir pourquoi ; une autre, qui m’était infiniment lointaine, dans laquelle tu vivais, occupé à gouverner, à donner des ordres, et t’irriter parce qu’ils n’étaient pas suivis; une troisième, enfin, où le reste des gens vivait heureux, exempt d’ordres et d’obéissance. J’étais constamment plongé dans la honte, car, ou bien j’obéissais à tes ordres et c’était honteux puisqu’ils n’étaient valables que pour moi, ou bien je te défiais et c’était encore honteux, car comment pouvais-je me permettre de te défier! ou bien je ne pouvais pas obéir parce que je ne possédais ni ta force, ni ton appétit, ni ton adresse – et c’était là en vérité la pire des hontes. C’est ainsi que se mouvaient, non pas les réflexions, mais les sentiments de l’enfant .» (Franz KAFKA)
Le paradoxe en médecine consiste à refouler, voire à forclore les dimensions mises en jeu par la subjectivité dans la production ou la fabrication de symptômes, qui mettent à mal le savoir qui les réduit à des signes « objectifs », dont le sens est établi définitivement et maîtrisé, selon une conception rudimentaire de la causalité. C’est à ce titre qu’un BABINSKI par exemple, a rejeté les manifestations « pithiatiques », et déconsidéré les sujets qui les présentaient. Sa théorie et la critique qu’elle a engendrée, a été à l’origine de la rupture épistémologique freudienne, qui a conduit à s’éloigner de cette causalité, à visée univoque et réductrice. Une nouvelle logique, issue d’une conception inédite de la causalité, était née. Il restait à l’élaborer sérieusement, à la fonder rationnellement pour ne pas dériver vers l’obscurantisme spirituel, qui partage la même conception réductrice de la causalité, à l’œuvre dans toutes les lectures des symptômes organiques. Avec l’inconscient, une nouvelle logique, inédite, qui fait valoir le caractère opératoire et effectif du vide, participe à la tâche ardue consistant à remettre en question les fondements anthropologiques dominants, qui sont à la base –jusqu’à aujourd’hui- des diverses théories de l’homme ou de l’être humain. Le paradoxe avec l’invention freudienne, c’est que personne ne peut remettre en cause les manifestations de l’inconscient, comme le rêve, les actes manqués, les lapsus, mais dès qu’il s’agit de symptômes dits subjectifs, ou « fonctionnels », sans substratum organique saisissable et maîtrisable par le savoir acquis, les interprétations les plus fantaisistes reprennent alors leur droit, et n’hésitent pas à bafouer la rationalité et la causalité qu’ils renferment. Il s’agit là –à l’image de BABINSKI et de ses adeptes- d’une violence exercée contre les sujets porteurs de ce type de troubles, déconsidérés et peu ou pas pris au sérieux, en raison de la méconnaissance qui frappe les cliniciens auxquels ils s’adressent, et qui sont bien loin de la remettre en cause, tant leur savoir accuse leur paranoïa personnelle. La valeur de ce savoir est proportionnelle à ce qu’il leur apporte en méconnaissance de soi et en obturation mégalomaniaque. Aussi, dès que cette dernière se voit mise en échec, la persécution s’impose et le climat d’agressivité, voire de violence –multiforme- prend le pas sur le travail intellectuel requis par la lecture des tableaux cliniques.
La causalité réductrice, utile et efficace pour répondre correctement à un grand nombre de symptômes dits objectifs, détermine l’ensemble de la séméiologie qu’il est indispensable de connaître, avant de se lancer dans un travail exigeant et très rigoureux, visant à la libérer de ses apriori anthropologiques et épistémologiques, afin de l’enrichir . D’autant que la clinique et son polymorphisme y invitent dès lors qu’on se veut un lecteur un peu plus subtil, parce que fidèle à la symptomatologie et au discours qui la porte et la véhicule.
Etre bon clinicien, c’est être un bon lecteur qui ne doit pas comprendre trop vite à partir d’un savoir réifié, objectivé et chosifié, mis à l’abri de tout travail critique, censé le féconder, et ce d’autant plus que les rapports sociaux dans lesquels il prend place, lui accordent une valeur marchande de premier ordre. Monétisable et monnayable à l’envi, le savoir et le discours médicaux, favorisent un ordre social qui, bien loin de subvertir les rapports sociaux, lui confère en fait une place de premier choix. Seuls (es) ceux et celles qui se sont forgé une éthique à toute épreuve, pour des raisons très souvent personnelles, peuvent maintenir une exigence d’analyse critique et de références épistémologiques robustes et probantes. Sinon c’est la perdition dans des débats à n’en plus finir, qui « noient le poisson », à savoir celui du choix des fondements anthropologiques sur lesquels il faut reconstruire une clinique, qui ne peut plus se délier de l’éthique, provenant d’une autre façon d’envisager les liens de causalité et d’une autre conception de la rationalité.
Alors que MEBTOUL considère que l’altérité se résume au petit autre, c’est à dire au semblable ou au prochain, différent et distinct de soi, il évacue l’altérité intime, qui constitue chacun et chacune, en les séparant de leur unité après laquelle ils courent, quitte à en devenir « fous ». Or il n’y a pas de petit autre sans grand Autre, qui gît en chacun (e) et lui fait dire ou faire des choses (manifestations concrètes), qui le dépassent et le rendent perplexes et circonspects. Ce grand Autre, c’est l’inconscient! Il est notre hôte inséparable qui perturbe le moi en lui faisant faire et dire des actes, incompréhensibles,, voire déraisonnables ou irraisonnés, insupportables pour la morale et les normes sociales. C’est de cette manière qu’il concrétise sa présence : ses effets manifestes signalent sa présence, alors qu’il n’est pas saisissable comme tel. A ce titre, il est constitutif de la subjectivité : parce qu’il fait échec à l’unité de soi, il est condamné par le paranoïaque, qui tend à mettre tout ce qu’il a comme pouvoir pour le supprimer. Aussi, n’est-il en aucun cas représenté par le petit autre ou autrui. Mais c’est dans les relations avec l’autre, et notamment dans celles de l’amour, que l’illusion de complémentarité comme gage de complétude de soi, se révèle vaine et favorise l’émergence et l’advenue de cette altérité interne et intime, qui entretient le « manque à être » (LACAN). L’Autre ou l’inconscient est ce lieu « central » occupé par le vide, constamment actif à travers le manque, causé par la perte d’être ou d’essence, induite par l’accès au langage et à la parole, qui signe et scelle définitivement l’inscription dans l’ordre symbolique. Il est insaisissable en soi. Il ne se laisse saisir que par les effets qu’il induit implicitement, et notamment ceux qui le dénient en même temps qu’ils le désignent plus ou moins obscurément. (Par ex réduire un acte manqué ou un lapsus à une simple erreur ou bêtise sans lendemain, alors qu’il recèle en son sein, de manière latente des mécanismes riches d’enseignements quant au sens qu’il peut produire).
La méconnaissance qui frappe cette altérité, rend caduques les élucubrations universitaires, dont les effets sur les rapports sociaux, depuis qu’ils sont tenus et répétés, sont quasi nuls. Se demander la ou les raisons pour lesquelles ce discours n’a pas d’impact social doit interroger sur les méthodes d’analyse mises en œuvre pour lire et déchiffrer une réalité sociale et « ses symptômes ». J’abonde dans le sens de MEBTOUL pour prôner l’association et la conjonction de lectures différentes, mais pas au nom d’une pluridisciplinarité de façade qui scotomise la question essentielle de leurs fondements logiques et anthropologiques. A ce sujet, plutôt que faire appel à des officines occidentales, notamment françaises, représentées par leurs colporteurs de camelote locaux, je préfère m’appuyer sur les travaux d’universitaires marginaux comme Hourya BENIS SINACEUR, d’origine marocaine, encore parmi nous, une des plus grandes –sinon la plus grande- spécialiste de logique mathématique, élaborée par Jean CAVAILLES. En ne faisant pas le nécessaire travail de fond, qu’exige la clinique dès lors qu’elle n’est plus soumise totalement au savoir empirique qui l’encadre et l’enferme dans une logique plus ou moins mesquine, je comprends qu’un MEBTOUL n’ait rien pu comprendre à l’apport d’un CANGUILHEM, grand connaisseur aussi de CAVAILLES.
LE SIGNE AFFECTE D’UNE SIGNIFICATION DEVIENT L’OBET D’UN SAVOIR QUI CONTREVIENT A LA STRUCTURE DU SIGNIFANT ET PEUT ETRE POTENTIELLEMENT TOTALITAIRE : DONNER UN SENS C’EST-A-DIRE UNE SIGNIFICATION SANS TENIR COMPTE NI INTEGRER LA SIGNIFIANCE, EST ANNONCIATEUR DE TOTALITARISME
La clinique somatique empirique privilégie le signe parce qu’on croit que sa lecture est déterminée par son univocité sémantique, qui est d’ailleurs contredite par l’existence des différents examens paracliniques, biologiques, radiologiques etc…Cette univocité sémantique est contredite par la tâche clinique qui montre que la signification d’un signe n’est pas inhérente au signe lui-même. C’est donc une lecture qui requiert d’établir des rapports et des articulations diverses entre plusieurs éléments le composant, qui va mettre au jour que le signe n’est pas indépendant de l’ordre symbolique.
Quelle que soit la fonction qui lui est attribuée par un savoir et son degré d’allégeance à un ordre social, le signe rencontre une impossibilité : celle de contrevenir à l’ordre symbolique dont il reste dépendant en mettant au grand jour la signifiance, qui le renvoie à la structure du signifiant, c’est-à-dire l’écart irréductible entre un signifiant et son signifié. C’est cet écart qui fait qu’un symptôme devient un signifiant qui nécessite des lectures qui mettent en rapport, en liaison des hypothèses, articulent diverses composantes et dimensions, et qui vont enfin permettre la construction d’une signification possible, parmi d’autres qu’il faudra prendre en compte pour procéder au fur et à mesure à leur élimination. Une telle démarche clinique met en évidence une éthique fondée sur la plurivocité sémantique, inhérente au signifiant, dont l’écart irréductible entre lui et ce qu’il peut signifier, implique les autres signifiants avec lesquels il s’articule. Parce qu’un signifiant, comme un symptôme, ne peut se signifier lui-même, il met en branle une logique rétro-progrédiente essentielle pour l’étape étio-pathogénique et diagnostique, et partant pour la conclusion thérapeutique, si possible.
La défiance du signifiant provient paradoxalement de lectures opposées qui tentent de le réduire à un signe dont elles détiendraient la signification ultime : à l’empirisme scientifique de type prédicatf à visée d’obturation de l’écart ou du vide, répond la signification suprême apportée par la prédicativité religieuse, qui invoque Dieu comme l’obturateur suprême de ce même écart, moteur et animateur de la signifiance. Tout colmatage de ce dernier, qui laisse accroire que le signifié comme signification absolue peut être atteint, devient un facteur d’aggravation de la paranoïa et de la persécution qu’elle entretient. La défiance du signifiant « orchestrée » par celle-ci, est source d’agressivité et de violence qui accentue la « psychose sociale » en tant qu’elle fait de plus en plus obstacle à la vérité en pervertissant sa cause, à savoir cet écart ou la béance qui persiste et fait retour de temps à autre lorsque son déni l’outrage et la tyrannise. Le signifiant en faisant échec au signe et en confirmant la signifiance, source de progrès, se heurte violemment à la « psychose sociale ». Il finit toujours par s’affirmer et confirmer –sans que ça prenne le tour d’une revanche-, et malgré toutes les parades qui lui sont opposées, la structure de toute réalité, qui ne peut être présentée –sous quelque forme que ce soit- sans référence à l’ordre symbolique; dont elle reste toujours dépendante, malgré les évolutions, les transformations voire les métamorphoses, qu’elle peut présenter. L’orde symbolique est l’invariant principal, le fond inaliénable, le capital essentiel des « êtres parlants », contenu dans toutes les présentations particulières, qui lui confèrent une identité spécifique, locale, qui fait oublier (refoule) sa nature essentielle.
CHANGER DE PARADIGME ANTHROPOLOGIQUE GRACE A LA MEDECINE, QUI INTEGRE LA LOGIQUE PROPRE A LA SUBJECTIVITE, PEUT AVOIR –EN RAISON MÊME DE SA FONCTION SOCIALE- UN IMPACT NON NEGLIGEABLE SUR LES RAPPORTS SOCIAUX DOMINES PAR L’ « HONTOLOGIE » (LACAN) OU L’ONTOLOGIE QUI FAIT HONTE, A SAVOIR « L’HOMMOSEXUALITE » (LACAN), EXCLUSIVE DE LA FEMINITE, ENTENDUE COMME LIMITE INFRANCHISSABLE LIEE A LA SOUMISSION INDISCUTABLE AU SYMBOLIQUE.
La « psychose sociale » n’épargne aucun peuple : il la combat et notamment ses effets délétères, alors qu’il participe à son triomphe en faisant allégeance à des idéologies qui garantissent à ses membres une complétude paranoïaque, généralement imaginaire, organisant le marché de dupes auquel il prête main forte en mettant au pouvoir des représentants de la force virile « hommosexuelle ». Les conceptions angéliques et paternalistes, parfois dramatiques. L’Histoire nous apprend qui confèrent au peuple le pouvoir de détenir naturellement, par essence et par nature, la vérité, sont une supercherie dont la perversion est à élucider pour mettre en lumière les mécanismes pathologiques qu’elle mobilise. La quantité n’a jamais été un critère de qualité : le « panurgisme » fait le lit de l’uniformisation idéologique, sous couvert d’unité factice, qui réserve à terme bien des surprises, parfois bien dramatiques. A bien lire l’Histoire, elle nous apprend que, chaque fois que la promesse ontologique a réuni des masses pour leur garantir une complétude imaginaire, la déception a été immense. S’il doit y avoir consensus, ce n’est certainement pas autour du rejet du « manque à être », du défaut d’être et de la féminité, mais au contraire, autour de l’intégration de ces deux éléments fondamentaux de la structure, qui nous détermine tous et toutes en tant que dépendants de l’ordre symbolique. Cette dépendance est humiliante et « féminisante » aux yeux des paranoïaques qui ne tiennent pas à l’enracinement particulier dans la faille ou la béance, qui cause n’importe quel être parlant et le constitue comme sujet. S’atteler à l’approfondissement de cette béance plutôt que prôner son colmatage, passe pour du dogmatisme arrogant aux yeux des tenants de la « psychose sociale ». Ils peuvent défendre tyranniquement celle-ci sous prétexte que l’humilité liée à la condition d’être parlant, est une humiliation adressée à leur paranoïa, « norme-mâle », laquelle est partagée par des masses de plus en plus convaincues et soumises à cet impératif de complétude ontologique, vecteur de toutes les escroqueries intellectuelles possibles et imaginables.
A l’instar de Mr JOURDAIN, tout clinicien pratique le signifiant sans le savoir. La complexité de tableaux cliniques, la polysémie de certains symptômes poussent dans le sens du signifiant, ne serait-ce que pendant le « temps pour comprendre ». Le réductionnisme est délaissé car un symptôme excède toujours le statut auquel il est assigné pour être vite reconnu et sa signification intrinsèque maîtrisée, comme s’il était isolé, sans rapport avec d’autres éléments connexes interprétables.
Aucun symptôme ne donne accès directement et facilement à sa signification. Au premier « instant de voir », fait suite « le temps pour comprendre », avant d’atteindre « le moment de conclure ». Cette méthodologie clinique implique la nécessaire lecture et le déchiffrage ou l’interprétation qui mobilise des connaissances diverses, témoignant par là même de la signifiance, mise en jeu par un symptôme, toujours « rapporté », transmis et exprimé par celui ou celle qui en souffre, le ou la bien nommé (e ) : « patient( e) ». Prendre en compte et respecter les diverses manières de relater un trouble incompréhensible par le patient, en le décrivant plus ou moins sommairement, et ensuite en précisant davantage sa lecture grâce aux demandes émanant du clinicien, met en place les conditions favorables pour une éthique de la prise en charge thérapeutique. Si la visée ultime d’un soin en médecine somatique reste l’homéostasie et l’équilibre biologique, fondé sur des normes quantifiées et établies, celle qui concerne la prise en charge des troubles subjectifs ( non pas au sens où ils n’ont pas de substratum organique, dit « objectif » et par conséquent imaginaires et encore plus mystérieux), des troubles de la subjectivité (c’est-à-dire de la constitution du sujet, le négatif de l’individu) renvoie à des lois intrinsèques, structurales, qui ne se satisfont pas de normes établies par un ordre social en référence à des connaissances aussi approfondies soient-elles. Ainsi, malgré les interdits sociaux et/ou religieux, qui peuvent être utilisés comme normes, quelqu’un peut toujours choisir de mettre fin à ses jours après une déception amoureuse, sans que ce geste soit pour autant qualifié de symptôme psychopathologique. Un tel geste est contradictoire puisque, tout en étant en accord avec certaines normes comportementales qui discréditent la honte et l’humiliation, il transgresse l’interdiction de se donner la mort. Si le geste est « raté », qu’est ce qu’il réussit cependant ? Il réussit à dire la place réservée à l’autre dans le projet de complétude de celui ou celle qui se retrouve dans une impasse dès lors que sa conception est mise en échec par la défaillance de cet autre. Et cet autre n’a une telle place et une telle valeur que si celui ou celle qui la lui accorde entretient un rapport particulier avec l’Autre qui le constitue. Or c’est ce rapport, et ses multiples aspects, qui s’avère d’autant plus complexe à analyser que tous les obstacles possibles sont crées, pour ne pas mener ce travail exigeant et éprouvant. D’où le recours facile mais débilitant, aux molécules chimiques qui remplissent la même fonction magique, en l’occurrence que les recettes des charlatans de diverses obédiences religieuses. Alors qu’en médecine somatique, c’est l’équilibre physiologique qui est recherché pour le rétablir si besoin, lorsque des troubles de la subjectivité apparaissent, c’est plutôt le « défaut », sous la forme du « manque à être », qui est nécessaire et salutaire pour l’existence. La caractéristique essentielle de celle-ci, consiste à mettre au jour le fait que l’appropriation de certains objets et de certaines personnes, voire de tout ce qui peut être convoité, est loin de suffire pour éteindre le désir, corrélatif du « manque à être » dont il procède. Si un individu combat ce défaut essentiel, il compromet dangereusement sa subjectivité, qui s’exprime sous forme d’envies diverses et multiples dont la satisfaction n’épuise pas le manque qui nourrit son désir. Pour « shunter » ce dernier, on l’amalgame et on le confond avec le besoin, conformément au savoir de la psychologie et d’autres disciplines, qui se refusent à considérer le sujet et à intégrer ce qu’il représente. Aussi, lorsque la « science » s’éprend de prédicativité objectale (combler définitivement l’écart entre ce qu’on veut –qui est différent de ce qu’on désire- et le manque qui le cause), rejoint-elle en fin de compte la religion et ses promesses messianiques, obscurantistes, à laquelle l’omniprésence de Dieu fait d’ailleurs obstacle afin qu’elles puissent relever de sa seule omnipotence, et qu’elles soient finalement acceptées comme relevant de l’impossible. En « science », comme en religion, des fanatiques refusent l’imprédicativité qui les constitue toutes les deux : elle est métaphorisée dans l’une par Dieu, et dans l’autre par le réel, qui échappe à toute réalité, l’excède et met en échec toute tentative de maîtrise totale, en continuant à susciter et à alimenter sans cesse des interrogations et des questionnements qui battent en brèche les théories anthropologiques classiques, mobilisées pour apporter leur tribut à l’obturation du défaut ontologique, nécessaire à l’existence du sujet et à l’expression de son désir, concrétisé par des quêtes incessantes d’objets. Elles servent à mettre en évidence que ces objets n’aboutissent pas à la réalisation totale et complète du désir. Ils servent surtout à matérialiser celui-ci, à le concrétiser, voire à « l’objectiver », sans pour autant qu’un objet particulier lui apporte sa réponse définitive. Cette impossibilité structurale (que la psychologie de bazar appelle castration contre laquelle il faut s’insurger pour recouvrer sa complétude) est déniée par toutes les théories prédicatives qui refusent le caractère opératoire du vide. Or ce dernier est actif à travers ses effets qui le représentent alors qu’il est absent. Il se démarque du néant comme les physiciens quantiques l’ont bien mis en évidence : les effets de son absence sont concrets et se traduisent par des manifestations apparemment insensées. C’est ce qui est en jeu dans la subjectivité avec l’altérité ou l’Autre (le grand autre) qui donne un fondement spécifique aux être humains, du fait qu’ils parlent et acceptent de se soumettre à un ordre symbolique, qui les réunit alors que leurs différences ne sont que des expressions particulières, voire singulières de ce qui leur échappe et les rassemble simultanément. Ce vide est à l’œuvre en chaque être parlant et s’exprime sous la forme de ce qui lui manque et de ce qu’il désire de façon particulière, à travers des objets et des personnes choisis, mais qui s’avèrent incapables de le résoudre et d’y répondre une fois pour toute. Cette impossibilité, mise en œuvre par la subjectivité, préserve l’existence, et libère l’« être parlant » du régime des seuls besoins universels, déterminés a priori, comme dans le règne animal et/ou végétal. La sexualité à ce titre est paradigmatique chez lui : elle ne se définit plus exclusivement par la reproduction de l’espèce, comme dans les autres règnes naturels. Cette fonction organique est subvertie par l’ordre symbolique, et donne lieu à des expériences de plaisir et de satisfaction qui, même si elles mobilisent le système endocrinien, entre autres, montrent qu’elles sont capables de le surdéterminer, en ne restant pas totalement sous sa domination. La subjectivité procède de cette subversion que le corps et ses différentes fonctions acceptent, laquelle subversion porte et apporte une dimension essentielle spécifique, et généralisée : le symbolique en tant qu’il consacre la perte d’essence et d’être de tout ce qui est nommé, et ainsi, promu à l’existence. Rien n’existe en dehors de sa nomination : la chose disparaît derrière son nom.
L’éthique en clinique convoque des lectures qui doivent tenir compte de cette subversion, sinon elle se réduit à des vœux pieux de type humaniste qui résistent à cette altérité, « terrifiante » pour l’anthropologie classique et les autres théories fanatiques de la prédicativité, dans lesquelles les « masses » se reconnaissent pour ne pas avoir affaire à la subjectivité et à la responsabilité qu’elle implique. Aussi, si la relation soignant/soigné est pervertie, c’est bien parce que de part et d’autre, la subjectivité est récusée. Et lorsque son pervertissement vire à l’agressivité et à la violence, le recours au « Père fouettard » vient refouler encore plus les raisons internes et externes de ses dérives, en évitant de les mettre au jour et de les analyser et en chargeant des institutions de réprimer leurs manifestations pour mieux les taire. Or il appartient aux soignants d’initier et de s’engager dans ce type de travail analytique, en exposant le plus clairement l’éthique qui doit accompagner leurs compétences, au service desquelles les institutions de soins sont censées apporter leur savoir-faire administratif et gestionnaire. Le projet thérapeutique global doit être la pierre angulaire d’une institution de soins, qui doit mettre à la disposition de sa réussite tout ce dont elle dispose. Et non pas le contraire. Mais si cela advient, c’est faute de compétences et de « professionnalisme », auxquels se substituent volontiers –et à la satisfaction du plus grand nombre- des querelles de pouvoir et de personnes, qui participent grandement à la scotomisation des causes de ce genre de dérives et aggravent les problématiques paranoïaques, de plus en plus iatrogènes.
En conclusion, et sans clore le débat, la clinique quotidienne est la mieux à même de nous libérer des catégories usitées par l’anthropologie classique qui pose comme un a priori universel , indiscutable et préétabli, la catégorie de l’Homme (au sens générique) ou de l’être humain, qui induit que toutes les modalités de son existence ne sont que des déclinaisons d’une essence posée et imposée d’emblée, reprise par des idéologies qui la confirment, même si elles s’opposent entre elles. Le sujet ou la subjectivité fait objection à toute conception qui fait de tout homme la reproduction et la duplication d’un Homme originel et universel. C’est d’abord par ses différences et ses particularités que chacun « modalise » cette catégorie générique, qui les « autorise » afin qu’elles la représentent et l’actualisent ou la concrétisent. Ce renversement théorique est fondamental pour soutenir l’éthique soignante. Il offre l’occasion de rompre avec les exercices tyranniques et pervers du pouvoir qui s’accaparent du savoir pour le mettre au seul service da la paranoïa individuelle et de l’omnipotence factice qu’elle confère, même si elle génère effectivement des conséquences néfastes et funestes. On a beau croire qu’on est tout, qu’on forme un tout, l’objection à cette croyance est silencieusement omniprésente et se traduit de temps à autre par quelques dérangeantes manifestations du désir, qui rappellent le « manque à être ». (C’est ce qui explique d’ailleurs le prétendu caractère « lunatique » de ceux qui se croient dotés d’un pouvoir à toute épreuve).
Quoi qu’il en soit, l’éthique propre à l’acte soignant est complexe. Elle allie et associe deux modalités paradoxales de l’amour : l’une consiste à donner au patient tout le savoir dont on dispose pour sauver sa vie et le maintenir en vie, avec en cas de succès, un amour narcissique (de soi même) qui peut être décuplé et aggraver par là même la paranoïa du soignant, ( dans ce cas, l’échec n’est aucunement pris en compte pour quelque usage que ce soit), propice à l’infantilisation irrespectueuse du patient, qui la demande parfois, de manière explicite ou implicite, au point de mettre en échec la position du soignant. Quant à l’autre version de l’amour engagé dans l’acte de soin, elle consiste à sauver la subjectivité, la sienne propre en tant que soignant (pour ne pas devenir la victime d’une paranoïa « sauvage ») et celle du patient qui est toujours enclin à la mettre à mal. Se déprendre du savoir qui donne ce pouvoir hallucinant de sauver des vies, permet de refuser celui que les « Père Fouettard », ivres de pouvoir absolu, veulent exhiber en offrant leur protection et leur virilité toute-puissante aux soignants, pour mieux les infantiliser et les condamner à la soumission, fascinés qu’ils sont par la force et la violence tyranniques et despotiques. Sans se battre contre tous ceux (et toutes celles) qui n’attendent que le moment propice pour montrer à tous leur omnipotence, sans hésiter à faire valoir audacieusement son éthique, il s’agira, partout où l’on est amené à exercer, de restaurer le défaut constitutif de la subjectivité, en même temps que la vie biologique est ressuscitée et maintenue.
Associer le don de ce dont dispose le soignant pour garantir la vie, et qui est réellement limité, avec « le don de ce qu’il n’a pas » en raison même de la structure à laquelle il est assujetti, malgré tout son savoir, fait la gageure de tout acte soignant, qui protège des méfaits que le pouvoir de soigner octroie. En réhabilitant la subjectivité, c’est-à-dire le « manque à être » -partagé par les soignants et les patients- on se respecte d’abord, et on participe à la rupture de la chaîne de contamination organisée par la paranoïa, qui se « collectivise » à merveille et donne lieu à la « psychose sociale » que le chœur des pleureuses ne cesse de dénoncer, alors qu’il y a participé et continue d’y contribuer plus ou moins directement. Enfermé, encastré dans un discours ou dans un lien social, écrasé par la domination sans partage de la logique binaire, grâce à laquelle il croit posséder les moyens de maîtriser la vérité, ses possibilités de promouvoir des lectures impliquant une autre logique, autrement plus dialectique entre le local spécifique et le global identique, -en jeu précisément dans la subjectivité-, sont réduites à néant, en raison du risque encouru de porter atteinte à la paranoïa individuelle et à la psychose sociale, auxquelles il tient par dessus tout, pour continuer à renforcer son narcissisme grégaire, renforçateur de celui des individus qui le composent, et qui continuent de vouloir rallier à sa cause d’autres candidats, déjà bien imprégnés de paranoïa et bien adaptés à la psychose sociale. Elaborer scrupuleusement un projet de prise en charge thérapeutique sur des fondements anthropologiques inédits, qui battent en brèche implicitement ceux que promeuvent les idéologies exclusives de la subjectivité, finit par mettre au jour et en jeu une éthique qui a le mérite de perturber les gestionnaires, ou les « administratifs », habitués à diriger des institutions en partageant, avec les soignants, les mêmes a priori concernant « l’humain », lesquels a priori mènent bien souvent à des dysfonctionnements et à des conflits plus ou moins graves, toujours préjudiciables aux patients.
Cette « psychose sociale » corrompt progressivement l’éthique soignante, d’autant plus que les institutions de soins sont administrées selon des méthodes qui entretiennent cette paranoïa, fatale à la double finalité de l’acte soignant, et à l’honneur de celui ou de celle qui le met en œuvre, conformément à son éthique, laquelle rejette irrévocablement la concurrence entre pouvoirs, entretenue et développée à souhait pour accéder à l’omnipotence absolue, summum de la perversion, qui fait objection à toute remise en question des fondements anthropologiques, exclusifs de l’inconscient en tant qu’il est la source intarissable d’une logique inédite et subversive.
Amîn HADJ-MOURI
08/08/20