LE « SENTI-MENT » (LACAN) ET LE « RESSENTI -MENT » AUSSI ! MAIS TOUS DEUX PEUVENT AIDER A L’ADVENUE DE LA VERITE, TOUJOURS « MI-DITE ».

Ce texte a été rédigé dans la hâte, après avoir écouté l’émission de France Culture, consacrée à la philosophe et psychanalyste Cinthya FLEURY, à l’occasion de la parution de son dernier livre, (« Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment». Gallimard), dont elle faisait le « service après- vente »  habituel sur les ondes. Je me fie à ce que j’ai entendu de ses énoncés, et donne libre cours à mes intreprétations, sans autocensure, mais non sans établir et les soutenir par les fondements métapsychologiques freudiens. Cette auteure nous offre une leçon magistrale : celle qui montre comment la philosophie « progressiste » prend le pas sur le DA(discours analytique), et le met au pas pour qu’il ne laisse aucune place au « plus de jouir », et verse dans les perversions de maintes idéologies, nostalgiques de l’inceste et transgressives de son interdit. Guérir des conséquences de cet interdit, qui fait écho au « troumatisme » fondateur de l’existence individuelle, devient l’objectif de cohortes d’ « orthothérapeutes », dont la « folie de la guérison » renforce de plus en plus la « psychose sociale ».

De prime abord, la thèse de Cinthya FLEURY qui prône « la sublimation » de la « pulsion ressentimiste » en vue de mettre en place ce qu’elle appelle un « Etat social de droit », digne de la « démocratie », est fort séduisante. Elle disjoint d’ailleurs celle-ci du capitalisme et en fait une entité autonome et séparée. Elle semble de plus plaider pour son « immunisation » contre les stigmates provenant des rapports sociaux de production, imposés par le capitalisme et son mode mode d’exploitation. De plus, elle laisse entendre, en usant de l’expression « pulsion ressentimiste », que ce qui procède de la pulsion est entaché de violence et d’égarement, conformément au dévoiement sémantique que la psychologie inflige à ce concept freudien, désormais galvaudé. Si la pulsion procède de la structure subjective, elle reste marquée et porteuse de la limite que celle-ci lui impose. Elle débouche alors sur un échec, si elle va a l ‘encontre et transgresse le « défaut » qu’elle tente de supprimer, de quelque façon que ce soit, tranquillement ou violemment. Si les « Gilets jaunes » ont fait montre de leur ressentiment de façon parfois violente, il est pour le moins présomptueux de leur proposer de les « guérir de leur ressentiment » face aux réponses prétendument démocratiques que l’Etat leur a opposées.

Délier la démocratie du mode de production qui la détermine et l’influence, en orientant ses bases théoriques et conceptuelles, renforce à mon avis l’aliénation à ce système et commande implicitement de se soumettre « librement » à ses commandements, dont le premier et le plus fondamental, consiste à se résigner, dans la « liberté », à lui vendre son propre corps, réduit à une « force de travail », physique et intellectuelle, à des prix de plus en plus indécents, conformément aux lois du marché du travail « mondialisé ». L’exploitation sans frontière représente une face et le développement du racisme et de la ségrégation en tout genre, une autre. Voilà la médaille du capitalisme et de la démocratie qu’il prétend incarner!

Cette situation planétaire actuelle provoque donc, selon C.FLEURY, de plus en plus de « ressentiment », et les « pulsions » qui en émanent, peuvent compromettre et fragiliser une démocratie, qui serait indépendante du capitalisme, alors qu’il la revendique comme son titre de gloire. Ne serait-il pas plus judicieux, plutôt que de craindre ces pulsions, de se demander comment le ressentiment, comme affect susceptible d’être partagé par des foules, complexifie en fait la problématique socio-politique, notamment en mettant en jeu les dimensions constitutives de la structure subjective ? Autrement dit, comment « le défaut de rapport sexuel », qui caractérise l’essence de celle-ci, est perverti par le « mode de production capitaliste », élévé au rang de promoteur de la « liberté » de la réalisation de soi, alors qu’il représente un système d’ exploitation dont la férocité et la sauvagerie ont atteint des degrés inégalés, à travers le colonialisme, et surtout le nazisme ?

L’idéologie dominante, dont le souci majeur réside dans l’exclusion, voire l’éradication du sujet- fait d’ailleurs passer cette démocratie pour le mode de gouvernance idéale, qui instaure des institutions dont la finalité, sous prétexte d’ouverture, vise d’abord et avant tout la fermeture des questions dérangeant l’ordre établi. Tout dérangement de ce dernier est disqualifié et se voit réduit à un vecteur dangereux, susceptible d’installer le chaos dans un monde harmonieux, atteint grâce au capitalisme et à « sa démocratie ». L’idéologie dominante fait passer cette dernière pour une composante « naturelle » de ce mode d’exploitation et de sa conception de la liberté, alors qu’elle n’est jamais menacée que par ce qu’il recèle intimement et secrètement, et qui peut ressurgir lors de circonstances socio-économiques et politiques particulières. (Cf. l’hisoire des fascismes et du nazisme en Europe, par exemple).

Profondément humaniste, la philosophe-psychanalyste semble craindre « la pulsion ressentimiste » et ses effets préjudiciables pouvant porter atteinte à cette démocratie. Elle prodigue son savoir psychologique, de type hygiéniste, qui fait l’impasse sur le « défaut de rapport sexuel », à l’image du discours du maître (DM) et de ses variantes, dont celui du capitaliste. Ce défaut, corrélat du signifiant, implique l’inconscient et le met en valeur. Considéré comme injuste et illégitime, son sens est perverti : il devient synonyme d’échec contre lequel il faut se protéger, quitte à consolider la logique paranoïaque du moi, dont la toute-puissance est exhibée dans divers domaines, pour mieux convaincre de la supériorité du capitalisme et de sa « démocratie ». Accusé d’être incapable d’apporter à ceux qu’il exploite sans vergogne, les moyens de parer à ce « défaut », dont le caractère structural et fondamental est éludé, il met en avant ses plus grands bénéficiaires et privilégiés qui croient et laissent accroire que leurs fortunes et leurs différentes possessions les immunisent contre la castration symbolique, inséparable de la subjectivité. D’autant plus que ces « premiers de cordée », bien formés comme « gardiens de la plus-value », sont élus pour servir d’agents spécialisés dans le maintien de cet ordre, qu’il faut préserver coûte que coûte, quitte à passer des compromis pour conserver l’essentiel. Aux USA, par exemple, on a même toléré qu’un Afro-américain, B. OBAMA, paradigmatique de ce que F. FANON a appelé « Peau noire, masques blancs », soit élu à la tête de « la première puissance mondiale », chef d’orchestre de la partition capitaliste la plus cynique. En raison de cette confusion entre ce qui relève de la structure subjective et ce qui ressortit au mode de production et à son système d’exploitation, le ressentiment peut être dévoyé et aboutir à une aggravation du déni du défaut, comme le montrent les fourvoiements fascistes et islamistes, entre autres. Cet affect qui peut être soutenu par « le défaut », caractéristique de la subjectivité et de sa logique , est exploité par l’idéologie dominante qui le pervertit en en faisant un moyen supplémentaire de l’arsenal, destiné à forclore l’inconscient, et partant à exclure le DA.

C. FLEURY impute à raison le ressentiment collectif aux divers manquements de l’ordre social, régi par les impératifs capitalistes. Comme affect, il implique inévitablement la subjectivité. Encore faut-il la définir rigoureusement à la lumière de la métapsychologie freudienne et de son enrichissement par l’apport lacanien. Aussi affecter le ressentiment au défaut qui caractérise la structure subjective, renvoie-t-il à ce qu’elle édicte et porte –en la scellant-, à savoir une loi intangible et définitive, celle de l’interdit de l’inceste dont les conséquences sociales et politiques mettent au jour les articulations entre ce qui relève de la subjectivité-qui transcende l’individualité- et ce qui ressortit au collectif, distinct du fonctionnement groupal en tant qu’il privilégie la grégarité par identification imaginaire. Inutile de dire que ce mode d’appréhension, qui met en jeu une dialectique intégrant les impératifs de la subjectivité, n’a plus rien à voir avec la notion d’ « inconscient collectif », invoqué par des idéologies qui ne souffrent pas le sujet en tant qu’il représente la négation du moi.

Comment se libérer du défaut « troumatisant », fondateur pourtant de « l’ex-sistence », soutenue par le « manque à être » ? Comment en libérer « généreusement » les autres, qui en sont d’autant plus victimes qu’ils sont maltraités par la société capitaliste, sans oublier de s’appuyer sur la structure subjective pour éviter de conduire le ressentiment vers une impasse profitable aux rapports sociaux censés en être au moins ébranlés et dérangés ?

Lorsque la confusion théorique est importante, elle dévoie ce qui ressortit à la répression et à l’oppression, propres aux rapports sociaux capitalistes, en l’amalgamant avec ce qui procède du refoulement primordial et du refoulement secondaire, caractéristiques de la structure subjective. Le « défaut de rapport sexuel », concrétisé par le « manque à être », dû à la structure, entrave l’accomplissement de soi, que prône le système capitaliste en recourant à toutes sortes d’idéologies censées détenir le savoir et les moyens de triompher de la faille, fondatrice du sujet, et partant de l’existence. Ces idéologies parviennent à déplacer le problème et préserver la quintessence des intentions de ce régime socio-économique et politique, dont l’histoire est pourtant jalonnée de massacres et de tragédies individuelles et collectives. Ses intentions et ses entreprises diverses, dictées par l’accumulation de la plus-value, portent préjudice à l’intension, d’autant plus que les idéologies, qu’ils créent et sèment au nom de son universalité, sont des extensions mises au service de l’éradication du « plus de jouir », qui convient d’autant plus aux masses que la grégarité, doublée de l’autorité d’un chef, les rend encore plus hostiles à la subjectivité. Dans le ressentiment, la haine de soi ou plus exactement la haine du sujet qui limite la tendance paranoïaque du moi, occupe bien souvent une place non négligeable.

Si le ressentiment provient des affres de l’exploitation et de toutes ses conséquences, dont celle qui renforce la confusion entre ce qu’il engendre et ce qui ressortit à la structure subjective, alors le risque est grand qu’il rejoigne l’adage :« la montagne accouche d’une souris ». Elucider les enfumages idéologiques auquel s’adonne ce régime, permet de préserver de la perversion qu’il draine, et qui consiste à convaincre et à séduire les groupes et les masses pour qu’ils se mettent en rang et se rassemblent, en vue de venir à bout de ce qui entrave leur conquête ontologique, et surtout de réussir à la « couronner » grâce aux pouvoirs qu’il monopolise et utilise, pour sacraliser cette « liberté » d’accomplir et de réaliser son « être ».

Le capitalisme fait miroiter cette réalisation de soi par la fétichisation de la « plus-value », qui imprègne toutes les théories de l’oblativité humaniste, facteurs de confusion grave entre l’objet a, « cause du désir », et les objets de comblement du « manque à être », indispensable à l’ « ex-sistence » de chaque individu.

Le ressentiment , libéré de la confusion qu’il engendre et qui l’entretient en retour, peut soutenir le combat légitime contre l’exploitation qui alimente l’accumulation exponentielle de la plus value en tant qu’elle représente la voie « royale » pour en finir avec le « manque à être » et réaliser enfin son être, au détriment du sujet et de l’ « ex-sistence ». L’ « ex-sistence » ne tient que parce que la structure subjective impose que le sujet, inséparable du moi qui vise à l’exclure, le fonde en dernière instance, et l’érige sur un « troumatisme » indépassable, dont la consolidation s’avère nécessaire au désir.

Proposer ses soins à ceux qui sont malheureusement spoliés et dépourvus de moyens de dépassement du ressentiment et de ses aspects les plus néfastes, devient une opération idéologique renforçatrice de l’idéologie dominante, foncièrement réfractaire à toute émergence du sujet. Elle propose d’ailleurs la « sublimation » comme moyen de dépasser cet affect, et met à la disposition de ceux et celles qui le manifestent une théorie psychologique et idéologique qui amalgame et confond refoulement et répression socio-économique et politique. Comme si la sublimation devenait un processus de purification des pulsions qui les amènerait enfin à se libérer complètement du défaut inhérent à la subjectivité !

A l’image d’un Wilhelm REICH, qui confond structure subjective et rapports sociaux de production, l’objectif convoité consiste en une libération de l’aliénation sociale, qui tout en mettant à bas les causes socio-économiques du ressentiment, source de révolte, finit aussi par désavouer et trahir l’aliénation symbolique et signifiante en tant qu’elle se traduit par un « défaut » irrémédiable, nécessaire au sujet et à son existence, comme tout individu est capable de le montrer. L’altérité qui ampute le moi de son unité et le leste d’un « manque à être » salvateur en tant qu’il instaure le désir, est également rejetée. Le défaut constitutif de la subjectivité, accompagne le désir et met à mal l’unité imaginaire que le moi, dans ses élans paranoïaques, cherchent à tout prix à « bétonner », quitte à créer les conditions propices à sa mise à mort. Ce totalitarisme, issu du démenti asséné au défaut structural, est au service du moi et de sa paranoïa, qui ne cesse d’entraver le sujet, lequel renvoie à l’altérité constitutive de tout un chacun. Cette étrange altérité s’exprime de façon particulière, notamment grâce aux formations de l’inconscient, perturbatrices de la rationalité mise en œuvre par le moi. Elle est combattue et battue en brèche par des conceptions dont le totalitarisme, dû à l’exclusion du défaut. Il est toujours rampant et implicite au sein de la « démocratie » qui caractérise les régimes « libéraux » au mode de production capitaliste, dont le discours ne souffre aucunement la logique de l’inconscient. Le ressentiment, plutôt que d’être décrié et craint quant aux effets néfastes qu’il peut engendrer, peut servir à accompagner le passage de la « psychose sociale », et de l’infatuation moïque, fortement encouragée par le capitalisme, à un DM, un peu plus dupe de la subjectivité, et un peu plus sensible à la raison et à l’entendement qu’elle développe, lequel peut le subvertir peu ou prou. Ainsi, la démocratie consiste à mon avis à considérer que la nécessité du DM ne doit pas lui éviter de se confronter à la contingence qui articule l’impossibilité et la possibilité, tout en accordant au vide inhérent au défaut structural d’être constamment opérant pour que ces différentes catégories continuent de soutenir et d’entretenir « l’âme à tiers » (LACAN). Elle ne féconde le dissensus que s’il est référé au discord en tant qu’il se concrétise par l’écart irréductible entre le signifiant et le signifié, moteur de la métonymie qui favorise la littoralité en redonnant à la lettre sa juste place, celle qui lui procure une mobilité et une dynamique, alliées au vide, et qu’elles rendent opérant.

Dès lors que les concepts de la psychanalyse recouvrent leur rigueur épistémologique et logique, ils se libèrent de leur gangue psychologique et idéologique, bien souvent séduisante et accrocheuse, tant les illusions visant « la guérison » de ce défaut essentiel, apparaissent comme sublimes, d’autant plus qu’elles sont partageables, notamment avec ceux qui souffrent des affres du capitalisme, et ne trouvent d’autres ressources à lui opposer, qu’un état affectif, celui du « ressentiment ».

« Pour guérir du ressentiment, plus que jamais, précise C. FLEURY, nous devons être dans une logique de soin et de solidarité ». Cet état procède en fait d’une inscription dans un discours qui ne permet pas à ceux et à celles qui en souffrent de distinguer les différents modes d’aliénation déterminant leur « ex-sistence ». Référer ce sentiment à une « maladie », correspondant au degré suprême de la défiance et de l’exacerbation de la haine, ressortit à une morale ontologique, exclusive du sujet (qui n’a rien à voir avec l’individu comme entité en soi, faut-il le rappeler ?) et partant au DM, si caractéristique du refoulement de la subjectivité et de l’aliénation symbolique. En raison de cette méconnaissance et de la mise à l’écart de la logique spécifique de l’inconscient, (pas de bilatère sans unilatère ou de binaire sans unaire, et inversement) des aberrations théoriques peuvent poindre, comme celle qui évoque le renforcement des conditions objectives de renforcement du ressenti et sa caractérisation comme « maladie typique de la démocratie, et nullement du totalitarisme. Le DA est en l’occurrence ravalé au rang d’une psychologie, au service de l’idéologie dominante : il sert de masque à celle-ci en lui conférant des aspects savants qui consolident le DM. Ce discours, qui fait lien social sur la base du refoulement(secondaire) de la subjectivité, née du « troumatisme » dû au refoulement primordial, dont le défaut (de rapport sexuel) est tributaire, précipite et accélère le regroupement grégaire autour de lui, en favorisant l’identification imaginaire, cristallisée autour du chef ou du père idéal, promu comme paradigme de la victoire sur la castration symbolique, autre nom du défaut structural, qui n’est pas à confondre avec la répression ou l’oppression socio-économiques et politiques.

Le ressentiment est à la mesure de l’exclusion du sujet par les discours qui prétendent le prendre en charge. Les promesses de venir à bout du défaut et celles de mettre un terme aux inégalités et injustices socio-économiques ne sont pas de même nature, ni de même valeur, même si leur articulation dialectique est préférable. En effet soutenir la lutte socio-politique contre les inégalités et le système d’exploitation capitaliste en ne refoulant pas la subjectivité, et surtout le discours qu’elle met en œuvre- est certes une tâche complexe, mais prometteuse tant elle s’avère capable de mobiliser et de nouer des dimensions selon une logique insoupçonnée auparavant.

Le ressentiment n’est pas a priori, et par définition stérile. Il procède de la subjectivité, qui est refoulée par les habituels moyens d’expression, inscrits dans des discours qui ne rompent pas avec la prédicativité chère aux idéologies de tous bords. Il reste fondé sur une interprétation renvoyant à un discours qui, parce qu’il reste emmuré dans une logique exclusive du défaut et de la béance, induisant une autre modalité causale, peut certes procurer quelques bénéfices et satisfactions immédiats, sans pour autant permettre le passage à un autre lien social ou discours, désormais plus respectueux de ce qui faisait l’objet d’un refoulement, à savoir le sujet comme négation nécessaire au moi. Aussi, n’est-ce pas le ressenti en lui-même qui pose problème, mais bien le discours dans lequel il s’inscrit, prend place en en recevant sa consistance, et s’exprime. Ainsi, comment aider à ce que le ressentiment légitime n’amalgame pas en son sein l’hostilité, voire la haine du défaut structural ou castration symbolique , au risque de se fourvoyer et d’alimenter de manière toujours aussi confuse les raisons de la colère. Le capitalisme dissimule sa véritable nature, celle d’exploiter les corps pour accumuler sans limite la plus-value, tout en prônant une oblativité (multiplication des objets pour évincer l’objet a) qui récuse le défaut de rapport sexuel, et partant le sujet. Même la démocratie se voit réduite à cette « liberté » de choisir les moyens d’accéder aux biens matériels, dont l’acquisition et l’appropriation deviennent une finalité, dont la jouissance fait oublier l’exploitation économique et la répression socio-politique qui l’accompagne à bas bruit. Le ressentiment apparaît lorsque l’anasthésie affective et intellectuelle est perturbée : les relations objectales, destinées à garantir un ordre social harmonisé par ce type de démocratie, s’avèrent incapables de libérer du défaut de rapport sexuel. La compétition devient alors acharnée entre les nouveaux charlatans et autres batteleurs et bonimenteurs qui promettent sa fin, parce qu’ils prétendent disposer de moyens plus efficaces que ceux de leurs prédécesseurs, enfermés dans la même logique qu’eux.

Contrairement à la notion de « pulsion ressentimiste » que propose Cinthya FLEURY, dont l’analyse reste à mon sens enlisée dans une psychologie humaniste, il s’agit plutôt de mettre au jour et au travail ou à l’épreuve les potentialités heuristiques des concepts de la psychanalyse. Même si l’auteure emprunte certains d‘entre eux, elle leur confère des significations qui ne les inscrivent pas résolument dans le DA, tel que le formule le mathème lacanien, notamment à propos de la place d’agent qui y est dévolue à l’objet a, laquelle détermine les autres places et les fonctions qui y remplissent. Ce qu’il est convenu d’appeler « la psychologie des masses » ne peut s’éclairer à mon sens, qu’à partir de ce que FREUD a apporté quant à la place du chef et de son incarnation imaginaire en vue de maîtriser l’objet de complétude et de plénitude, dont l’acquisition et/ou l’identification à celui qui le possède, donne l’illusion de la réalisation de soi et de l’accomplissement de son être, au détriment du sujet, vecteur de la négation, qui fait du « manque à être », le fondement de la subjectivité en tant qu’elle s’oppose à la paranoïa ontoloqique, convoitée par le moi, et à laquelle fait écho la « psychose sociale ». Cette psychose fait masse pour démentir le fait que la subjectivité fait et détermine l’humanité, définie comme l’espèce vivante qui, parce qu’elle partage le « manque à être », est vouée à une « ex-sistence » porteuse d’un dicord essentiel incurable, irrémédiable, parce que fondateur de cette singularité : le désir. Les solutions qui prônent sa résorption par des conquêtes objectales, avérées vaines depuis des lustres, continuent d’être à la base de regroupements « panurgiques », dont l’importance numérique fait pression, avec l’aide des idéologies à visée ontologique, pour refouler tout ce qui ressortit à la subjectivité et à l’incomplétude essentielle qu’elle implique. Comment dégager les problématiques engageant le désir, des diverses manifestations du ressentiment ? Comment subvertir les conceptions humanistes qui clament leur universalité, tout en contribuant activement au refoulement , voire à la forclusion de la subjectivité en tant qu’elle met en jeu une structure dont la finitude est non seulement indépassable, mais la garantie de son ouverture et des basculements qu’elle autorise ? Cette finitude concrétisée par le « non rapport » est la condition sine qua non d’une démocratie qui cesse de s’identifier à la voie royale de l’éradication de cette négation ou de ce défaut fondamental, protecteur de l’existence du sujet, et partant de tout un chacun. Elle viole et transgresse les idéologies de la paranoïa et de la « psychose sociale » qui imposent leurs limites –parfois de façon oppressive et répressive- en vue de consolider l’aliénation sociale au détriment de l’Autre barré, faisant écho au vide, qui leur demeure inouï. Si le discord sert la démocratie, l’homéostasie après laquelle courent ceux et celles qui se mettent au service de la « folie de la guérison », conformément aux impératifs idéologiques d’éradication du défaut structural, ne peut que déboucher sur des conceptions prônant une prédicativité autoritaire et totalitaire, qui ne souffre d’aucune façon les références au « manque à être », corrélatif de ce défaut.

C. FLEURY dénonce certes « la camisole de jouissance » proposée par l’ordre social auquel se plient les individus en quête de résolution définitive de leur désir. Mais elle semble dévaluer le ressentiment lorsqu’elle pense que la « pulsion ressentimiste » menace la démocratie, comme si elle ne pouvait être « grosse » que du fascisme, d’autant plus qu’elle transcende les clivages sociaux et les classes sociales confrontées à un capitalisme de plus en plus violent, malgré la démocratie derrière laquelle il se dissimule avec l’aide d’idéologues qui servent à édulcorer ses dérives de plus en plus totalitaires. Elle propose de « dépasser le ressentiment pour sauver la démocratie » en favorisant davantage les expressions de la colère, du rejet et de la dénonciation, comme si elles non plus ne procédaient pas d’un discours déterminant les interprétations qui les fondent et les supportent. Tenir compte de la plurivocité sémantique du ressentiment permet de mettre au jour les conceptions qui le fondent et dépassent sa réduction à un affect, a priori potentiellement dangereux.

La « dénarcissisation » et la « renarcissisation » par la société de consommation –faux nez de la société capitaliste-, relevées par C. FLEURY, ne valent que si on oublie que le narcissisme s’établit, renferme le « manque à être » pour le confirmer sans relâche. L’illusion consumériste est nourrie par le fantasme qui entretient l’idée que l’avoir est la meilleure garantie de l’être. Elle instaure la confusion entre les objets destinés à la complétude et à la plénitude individuelle, exclusive du sujet qui persiste à travers l’impossibilité d’anéantir l’objet a, cause du désir et du défaut qui le représente à tout jamais. Le narcissisme n’est plus synonyme de l’être et d e l’accomplissement ontologique, promis par les idéologies qui s’approvisionnent en arguments prédicatifs et oblatifs auprès des théories psychologiques, toujours enclines à pervertir le DA et à renforcer par là même les dérives incestueuses autorisées par la « psychose sociale », dont le mot d’ordre rassembleur est : surtout pas de « plus de jouir » !, quel qu’en soit le prix ou le coût. Le capitalisme place tous ses programmes sous ce mot d’ordre, qui lui permet de continuer à sévir sur la planète, malgré les contestations, les déplorations et autres plaintes, aussi légitimes et justifiées soient-elles. Si les oppositions plus ou moins violentes, établies sur celles-ci, partagent implicitement avec le discours capitaliste, ce même mot d’ordre, alors il est possible de dire sans trop se tromper, que ce dernier a encore de beaux jours devant lui pour perpétuer ses modes d’exploitation et les drames qui les accompagnent. Pourtant, s’il est un apport précieux du DA, c’est bien celui qui met en valeur le sujet comme une négation indispensable à l’enrichissement existentiel, fondé sur une loi structurale non écrite, mais inscrite définitivement dans les corps, et qui fait de la sublimation, le paradigme du ratage de l’oblation et la caractéristique propre à toute pulsion, tel que FREUD a pu les définir comme préservatrices de l’Autre en tant qu’il constitue le moi et lui est indéfectiblement lié. C’est ainsi que l’unité convoitée et recherchée éperdument par ce dernier, le conduit immanquablement vers une « unarité » (LACAN), qui lui est, en dernière instance plus profitable, tant sur le plan individuel que collectif.

Faire passer les inégalités socio-économiques pour l’ordre « naturel » des sociétés humaines, est une imposture sur laquelle veillent les Etats, avec l’aide de serviteurs patentés, dont le harcèlement idéologique plus ou moins séduisant et réconfortant, auprès de consciences préoccupées d’infatuation moïque, favorise le développement de différentes formes d’aliénation sociale et accroit le refoulement de l’aliénation symbolique, de laquelle le ressentiment naît.Il représente et concrétise le rejet de ces inégalités, vécues comme des injustices, dont il exige la réparation et la résorption. Aussi, s’avère-t-il nécessaire, mais pas pour autant suffisant, s’il n’est pas porté par un discours conséquent, lié à un étayage théorique rigoureux, notamment en ce qui concerne les rapports qui caractérisent l’état –dans une société- de l’articulation dialectique entre les deux aliénations : sociale et signifiante, que des affects comme le ressentiment mettent au jour, plus ou moins confusément.

S’ingénier à contraindre la psychanalyse à entrer dans un cadre idéologique qui fait fi de cette articulation, alors qu’elle est au centre du DA et de son éthique, conduit inévitablement à une adaptation à la « psychose sociale », qui pousse à la haine de soi, plus exactement à la haine du sujet en tant qu’il perturbe et entrave le projet de réalisation de soi, en le renvoyant à une impossibilité d’ordre structural. Vite refoulée, cette dernière est déplacée et projetée sur un autre, identifié et reconnu comme coupable d’un malheur infligé à tous ceux et à toutes celles qui se reconnaissent en la « belle âme » en s’agrégeant les uns aux autres pour renforcer leur identification imaginaire, et éloigner leur aliénation symbolique, représentée par cette altérité essentielle qui les constitue, quelle que soit leur référence idéologique.

Bâtir une révolte sur le ressentiment, qui maintient le sujet dans un dédain, proportionnel au rejet de l’aliénation symbolique, peut la légitimer en tant qu’elle vise l’atténuation, voire la suppression des injustices et des inégalités socio-économiques et politiques. Mais, ainsi fondée, elle ne peut accompagner ni engendre un changement profond de discours qui redonne toute sa place au sujet et à l’altérité essentielle qu’il induit et instaure en chacun (e ), pour lui assurer in fine une existence, respectueuse d’un désir, et partant d’une singularité, bafouée et foulée au pied par la « psychose sociale ». La confusion savamment entretenue entre ce qui ressortit à l’objet a, qu’aucune oblation ne tarit, et ce qui relève de l’organisation sociale, « naturalisée » sous la forme de partitions entre dominants et dominés, riches et pauvres…sur lesquelles l’Etat veille et surveille pour maintenir le statut quo, fait obstacle à l’expression la plus juste des revendications et des contestations, initiées par le ressentiment. (C’est ce que j’avais déjà abordé dans d’autres écrits à propos du Hirak (mouvement de protestation et de contestation) en Algérie.

Si cet affect détermine un mouvement de résistance contre un ordre social, comment le soutenir pour qu’il ne conduise pas à la défaite du sujet et à l’exclusion du « plus de jouir », en se fourvoyant comme bien souvent dans le discours hystérique, ainsi que nous l’a bien montré Mai 68 ?

Les défaites historiques de nombre de mouvements dans diverses sociétés (cf le « fameux » et mystificateur « Printemps arabe » ) peuvent être à l’origine d’un défaitisme et d’un découragement ou d’un désenchantement, qui traduisent des carences de lectures de certaines situations sociales, dans lesquelles des mouvements de masse se donnent une logique et un discours tendant à limiter les ressources intellectuelles que des affects partagés peuvent pourtant libérer. Tout se passe comme si la logique groupale agrégeait un grand nombre de personnes en amenuisant et en affaiblissant l’affect qui se voit finalement supplanté et entravé par les antiennes propres à la seule infatuation moïque. Les opportunistes triomphent alors, ils prennent place auprès de maîtres du jeu politique et aggravent la confusion entre les aliénations, celle qui est liée à l’organisation sociale, laquelle ne souffre pas celle de la subjectivité, telle que la conçoit le DA. La trahison est à son comble : alors que le ressentiment pouvait faire valoir le sujet qui y prend nécessairement part, il finit par le refouler, l’oublier et pousser dans les ornières des discours, unis pour ne rien vouloir savoir de cette « béance causale » qui rend ineptes les conceptions cyniques et mortifères donnant naissance et justifiant les ségrégations et les partitions réifiantes et fétichistes, paradigmatiques de la perversion fomentée par le capitalisme.

Si le « ressentiment » provient et procède de l’effondrement d’une conception du monde, les souteneurs de celle-ci, avec leurs alliés, qui tiennent le pouvoir, contribuent d’autant plus à pervertir les raisons des soulèvements, que les « insurgés » éludent la logique subjective incluse dans cet affect. C’est ainsi que le ressentiment se dégrade en obstacle à l’advenue de la vérité qui concerne les modes d’articulation des aliénations sociale et signifiante ou symbolique.

Le « ressentiment » n’a de valeur, à mes yeux, que s’il précipite le chaos, grâce au « bon heur(t) » avec le défaut ou la faille qui soutient l’ « ex-sistence » en tant qu’elle permet au sujet d’occuper sa place auprès du moi, lequel vise son exclusion, car l’altérité qu’il représente dérange sa tendance paranoïaque, voire le persécute. La logique subjective met en évidence le « discord » qui peut renforcer le dérangement et la remise en cause de l’ordre social, qui ne souffre d’aucune façon l’ordre symbolique. La répression sociale et la censure, sous toutes ses formes, exercées par le pouvoir politique, tarissent et assèchent le ressentiment avec d’autant plus de force et de succès que les insurgés, dominés partagent encore avec les dominants et les « tout-puissants » le rejet de la castration symbolique, spécifique de la condition d’être parlant.

Un effondrement de la rationalité du DM, actualise le discord qui donne naissance à un ressentiment, dont la reprise par un discours prétendant l’éclairer et l’élucider, peut produire un chaos favorisant la levée de ce qu’il refoule. Ainsi se créent les conditions propices à des modifications importantes et à des changements fondamentaux, qui préfigurent l’émergence d’un autre discours, non exclusif mais hostile à toute forme d’hégémonie qui impose un entendement, dont la nécessité est avérée et admise.

Comme face à la clinique, la radicalité du DA se traduit dans un dépassement qui ne signifie pas éradication. L’objet a détermine le discord qui induit un chaos ouvrant la voie à un autre entendement qui permet le dépassement d’un discours par un autre, sans pour autant l’éliminer ou le détruire, puisqu’il joue le rôe de matrice en produisant et en fournissant les éléments nécessaires à leur mise à l’épreuve, et au travail. Le DA dépend du DM qui, en raison de ses penchants hégémoniques, met au jour ses limites et ses impasses comme des symptômes qu’il s’agit pas de supprimer, car ils sont nécessaires à la mise au progressive de la vérité qu’ils recèlent et qui les redéfinit en les réarticulant au « troumatisme », auquel même le « ressentiment » peut se montrer hostile, au point qu’il finit pas consolider le DM et l’aliénation sociale, dont il cherchait à se libérer initialement. C’est ainsi que je lis le « printemps arabe » et le fiasco qu’il a donné. Et c’est ainsi aussi que je lis le « Hirak » algérien.

Last but not least, je conclurai ainsi mon propos: comment mettre à l’épreuve et à la tâche le ressentiment pour qu’il dégage ses liens intimes avec le désir en tant qu’il est déterminé par un objet, toujours représenté par des succédanés, voire des ersatz, dont la valeur, au lieu de servir uniquement à combler, permet aussi, au-delà du plaisir et de la satisfaction apportés, de montrer qu’ils manquent (ratent) la complétude et soulignent par là même le défaut ou la faille, essentielle à la poursuite de l’ « ex-sistence ».Cette altérité ouvre la voie au vide qui instille le chaos dans l’attraction du moi par le bilatère, exclusif de l’unilatère. Elle confirme la complexité du nouage que le vide réalise en articulant les différentes dimensions à l’œuvre dans la construction d’une réalité. Elevée au rang de fiction, ce qui lui échappe et lui fait nécessairement défaut, lui offre par ce biais même la possibilité de s’étoffer et de s’améliorer, sans pour autant se clore et s’achever. Le « ressenti-ment » apparaît comme un élément initial et inaugural d’une situation, qui peut prendre un tour chaotique, indécidable, car les discours qui le portent, le supportent et le nourrissent, se réfèrent en vérité à une certaine conception de la réalité, qui admet ou pas le signifiant en tant qu’il la fonde et intervient dans son évolution créative. En acceptant son substrat signifiant, le ressentiment se place sous la dépendance de la signifiance et se démarque de toute identification avec la vérité. Comme affect, il représente une représentation qui recèle une polysémie appelant un choix quant aux orientations sémantiques possibles, qui conduisent à diverses conséquences, parmi lesquelles certaines s’avèrent diamétralement opposées. Le « malaise dans la civilisation » , dont une des manifestations parmi toutes celles qui l’escortent, est la médiocrité intellectuelle, de plus en plus envahissante, procède de l’hégémonie du DM et de ceux qui lui sont associés, et n’ont de cesse d’exclure le sujet, voire de prétendre à son éradication. La violence de cette sacralisation de l’exclusion du sujet est consacrée par un certain exercice du pouvoir politique, dont le caractère démocratique s’avère une imposture de taille : celle de « fouler au pied » la Loi du désir qui révèle les limites dont il ne veut rien savoir, et qu’il impose par la violence, si besoin. Réancrer le « ressentiment » dans cette Loi, contribue grandement à mon avis, à la réduction de l’envahissante médiocrité intellectuelle. L’aliénation sociale favorise toute forme de censure pour que l’aliénation symbolique reste oubliée et insue. Ainsi, celle-ci ne peut battre en brèche celle-là, même si un affect la renferme. L’impact et la force de la censure la contiennent d’autant plus facilement que chacun ( e ) -grâce au refoulement secondaire, consolidé par les idéologies- ne veut rien savoir du « troumatisme », fondateur de la subjectivité, qui « positive » la négation qu’elle mobilise et met en œuvre, à travers les formations de l’inconscient.

Enfin, concernant l’équivocité, due à la consonance phonique du titre de l’ouvrage de C. FLEURY : «Ci-gît l’amer » , elle m’inspire cette remarque : l’amertume ne tue que si la mère refuse et ne laisse pas vivre « l’a-mur » comme ferment de son amour ! Autrement dit, l’amour est « amer » sans le Père, qui élève « l’a-mur » et en fait la raison de la féminité, dont l’inexorable « mi-dit » la rend congruente à la vérité et à la Culture (symbolique) qui ne cesse pas de s’enrichir, tout en consolidant et en « compactifiant » l’ échappement du réel. C’est probablement à partir de là qu’une autre civilisation peut voir le jour !

Amîn HADJ-MOURI

06/10/20

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